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mots les expriment, ni des choses en dehors ou en dedans des individus ; ce sont des conceptions. De là ce système intermédiaire qu’on a nommé le conceptualisme. Maintenant quelle est la valeur de cette solution ? Cette école a-t-elle un caractère qui lui soit propre ? On pourrait avancer que l’école fondé par Abailard est une branche nouvelle, un développement du nominalisme ; développement où les principes nominalistes, dégagés des extravagances qui le décriaient, ont pu reparaître à la lumière, se soutenir contre les principes de l’école opposé, et faire leur chemin à travers les siècles… Le conceptualisme en lui-même n’est pas autre chose qu’un nominalisme plus sage et moins conséquent. ― L’important d’une théorie s’établit par les applications qu’elle offre aux grands intérêts du moment. Abailard transporta la sienne dans la théologie ; la science par excellence à cette époque, et l’adapta à la démonstration des vérités de la foi. Dans cette carrière nouvelle, sa réputation s’accrut encore, son enseignement jeta un éclat extraordinaire, et les plus célèbres écoles de la France et de la chrétienté furent éclipsés par la sienne. De toutes parts on accourait pour l’entendre : « La Bretagne reculée, la Gascogne, l’Espagne, l’Allemagne, la suède, Rome elle-même lui envoyait ses disciples ; ni la profondeur des vallées, ni la hauteur des montagnes, ni la mer, ni les dangers, ni la longueur des chemins ne les arrêtaient. » Un concours immense se pressait à ses leçons. Les talents du professeur justifiaient pleinement sa grande renommée ; il possédait tout ce qu’il faut pour attacher, séduire, subjuguer un auditoire : des idées neuves et hardies, une méthode savante et simple, une rare netteté d’exposition, une argumentation vive, serrée et subtile, une élocution facile et brillante ; à tous ces avantages il joignait encore ceux que donnent la naissance, la jeunesse et la beauté : la nature l’avait investi d’une véritable souveraineté sur les esprits et les cœurs. Autour de sa chaire se pressait sans cesse un concours immense dont sa parole excitait l’admiration. Tout ce qui se sentait attiré par le désir de connaître se donnait rendez-vous à Paris ; cette ville commença dès lors à devenir la capitale des intelligences. « De cette célèbre école sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, d’Angleterre et d’Allemagne[1]. » La jeunesse d’Abailard n’avait connu que les distractions et les plaisirs sévères de l’étude ; la voix des voluptés s’était vainement fait entendre, le bruit des luttes scolastiques l’avait étouffé et la panthère agile au poil maculé n’avait pu le détourner de la bonne voie ; à trente-neuf ans, il n’avait encore reposé sa tête que sur le chaste sein de la science. Sa sagesse triomphait avec orgueil ; il avait la richesse et le gloire, « lorsque la fortune lui offrit pour le trahir une occasion plus favorable ; qui devait le renverser des hauteurs de cette vertu sublime[2]. » Nous laisserons le philosophe raconter lui-même sa défaite : ― « Il existait à Paris un jeune fille nommée Héloïse, nièce du chanoine Fulbert, qui l’aimait tendrement et voulait qu’elle fût instruite dans toutes les sciences. Belle, elle avait encore plus d’esprit que de beauté ; son savoir lui avait acquis une haute renommée. Elle possédait toutes les qualités qui captivent un amant : je désirai lui plaire. Mon nom était célèbre ; j’étais jeune, beau et fortement persuadé que toute jeune fille que je jugerais digne de mon amour ne me refuserait pas son cœur. Je me disais : Héloïse aime la science ; je puis donc lui écrire, le papier lui dira bien de choses que ma bouche n’oserait pas prononcer. Enflammé d’amour, je cherchai l’occasion de me rapprocher d’elle, de la voir dans l’intimité, de la voir chaque jour et de la captiver par mes entretiens. Quelques-uns de mes amis engagèrent le chanoine à me prendre dans sa maison, qui touchait à celle où je faisais mes cours. Je prétextai que le soin des affaires domestiques nuisait à mes études. Le chanoine était avare, fier de sa nièce et de son savoir ; il se laissa prendre à l’appât du gain et à l’espoir de profiter de ma présence pour augmenter l’instruction d’Héloise ; il accepta. La jeune fille fut entièrement confié à ma direction, avec prière de lui donner tous les instants que me laissait l’école ; j’étais autorisé à la voir à toute heure du jour et de la nuit, et à la châtier sévèrement si je la trouvais négligente. ― Ce fut ainsi que Fulbert livra la tendre brebis au loup affamé. Ignorait-il donc qu’il me donnait pleine licence à mes désirs, en me fournissant l’occasion d’obtenir au besoin par les menaces et les coups ce qui serait refusé à mes prières ? Il se reposait sur l’innocence d’Héloïse et sur la renommée de ma sagesse ! Nous n’eûmes bientôt plus qu’un cœur. Nous recherchâmes la solitude qu’exige la science, et, loin de tous les regards, l’amour s’applaudissait de nos retraites studieuses. Les livres étaient ouverts devant nous, mais il y avait plus de paroles d’amour que de leçons de sagesse, plus de baisers que de maximes : mes mains revenaient plus souvent au sein d’Héloïse qu’à nos auteurs. Pour éloigner le soupçon, j’allai jusqu’à la frapper !… coups donnés par l’amour et non par la colère, par la tendresse et non par la haine, et plus doux mille fois que tous les baumes qui auraient pu les guérir. Que vous dirai-je ? Dans notre ardeur, nous passâmes par tous les degrés de l’amour ; toutes ses inventions furent mises en œuvre, aucun raffinement ne fut oublié. Ces joies, si nouvelles pour nous, nous les prolongions avec délices, et nous ne nous lassions jamais. Le plaisir me dominait tellement que je ne pouvais plus me livrer à la philosophie, ni donner mes soins à mon école. C’était pour moi un mortel ennui de me rendre à mes exercices. Je faisais mes leçons avec abandon et tiédeur : mon esprit ne produisait plus rien. Je ne parlais plus d’inspiration, mais de mémoire ; je me bornais à être l’écho des anciennes traditions, et s’il m’arrivait de composer des vers, c’étaient des chansons d’amour et non des axiomes

  1. Guizot
  2. Hist. calamit.