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solution péripatéticienne, ne pouvait se concilier avec le dogme de la Trinité. L’Église le comprit, et se rapprocha aussitôt de la solution platonicienne, qui était plus conforme aux principes du christianisme. St. Anselme soutint contre Roscelin que les genres et les espèces existent par eux-mêmes, que les individus identiquement semblables, ne diffèrent que par les accidents ; de plus, il attribua l’existence de pures abstractions, par exemple la couleur séparée du corps coloré : voilà le réalisme. Cette doctrine allait plus loin que Platon et aboutissait au panthéisme. Le nominalisme fut vaincu dans cette première rencontre. Roscelin fut condamné par le concile de Soissons, et le réalisme régna à peu près sans partage jusqu’à l’arrivée d’Abailard à Paris. Champeaux était le successeur de St. Anselme ; le réalisme avait reçu de lui un formule plus précise. Abailard, qui avait étudié sous Roscelin, s’était approprié ses opinions, mais en les dégageant des exagérations qui les avaient décriées. ― Encouragé par un premier succès, le jeune dialecticien de Palais aspira à devenir maître lui-même. Il quitta Paris et se rendit à Melun avec l’intention d’ouvrir une école. Champeaux s’efforça de faire échouer ce projet ; mais Abailard trouva à la cour de puissants protecteurs et obtint la permission d’enseigner. Dès ses premières leçons, sa voix fut couverte d’applaudissements. Peu de temps après, il transporta sa chaire à Corbeil, afin, dit-il, d’avoir l’ennemi sous la main et de lui donner de plus rudes assauts. Là encore sa réputation ne fit que s’accroître. Mais l’excès de travail avait altéré sa santé, il tomba malade et fut obligé d’aller respirer l’air natal. ― Il resta deux années en Bretagne. Pendant son absence, Guillaume de Champeaux avait quitté l’école de Notre-Dame pour se retirer à l’abbaye de Saint-Victor, où il tenait un cours public (1108). Abailard alla se replacer sous sa discipline pour apprendre la rhétorique. Après une trêve de courte durée, il renouvela ses attaques contre le réalisme, et pressa si vivement son adversaire, qu’il le força d’abord à modifier son système, puis à l’abandonner tout à fait. Les talents qu’Abailard avait déployés dans cette lutte et l’éclat de son triomphe exercèrent un tel prestige sur les esprits, que les plus fervents disciples de Champeaux désertèrent son cours ; et l’on vit le professeur qu’il avait mis à sa place dans le cloître descendre de sa chaire pour y faire monter le vainqueur. Ce dernier coup porta à son comble l’irritation de l’archidiacre ; il fit destituer son successeur, qui fut remplacer par un de ses adhérents. Abailard fut obligé de retourner à Melun pour quelques temps. À Paris, on murmurait contre Champeaux, qui crut devoir s’éloigner. À peine était-il parti, qu’Abailard vint établir son camp sur la montagne Ste-Geneviève, comme pour assiéger son usurpateur. Guillaume accourut pour délivrer son lieutenant ; mais sa présence mit en fuite ce qui pouvait rester d’étudiants dans le cloître ; il se vit réduit à fermer son école, et fut peu après nommé évêque de Châlons. ― Abailard se préparait à recueillir les fruits de sa victoire lorsqu’il fut rappelé en Bretagne par une lettre de Luce, sa mère chérie. Bérenger, son époux, avait pris l’habit ; elle se disposait à suivre son exemple et désirait embrasser son fils avant de se séparer du monde. Après la cérémonie, Abailard revint en France et se rendit à Laon pour étudier la théologie sous Anselme, qui passait pour le premier maître dans cette science. Il goûta peu ses leçons, et le témoignage qu’il avait du savoir et de la méthode de cet évêque est loin d’être avantageux. « Ce vieillard, nous dit-il, devait plutôt à la routine qu’à son génie sa grande réputation. Si vous alliez le consulter sur quelque difficulté, vous reveniez plus incertain qu’auparavant. Lorsqu’il allumait son feu, il remplissait se maison de fumée sans l’éclairer de lumière. » Aussi le disciple montrait-il peu d’assiduité. Il proposa un jour à ses compagnons d’expliquer, avec le secours d’un seul commentateur, tel passage difficile de l’Écriture qu’ils voudraient choisir. Ils acceptèrent, espérant jouir de sa confusion, et désignèrent Ézéchiel. Abailard tint parole. Son explication charme tous ceux qui l’entendirent, et il fut prié de la continuer. Il y consentit ; mais le bruit de ses succès déplut à Anselme, qui lui interdit son école, ne voulant pas, disait-il, prendre sous sa responsabilité les erreurs qui pouvaient échapper à son inexpérience. ― Loin d’arrêter l’essor du talent, la persécution le pousse à son but. Quelques jours après sa disgrâce, Abailard rentrait dans Paris et prenait possession de cette chaire du cloître, depuis longtemps l’objet de son ambition. Jusque-là le vainqueur de Champeaux n’avait guère fait que le polémique ; il avait combattu l’un par l’autre le nominalisme outré de Roscelin et le réalisme panthéiste du successeur de St. Anselme ; mais ce n’était pas assez que d’avoir réduit ses adversaires au silence : il ne pouvait assurer son triomphe et mériter le titre de chef d’école qu’en élevant sa critique à la hauteur d’un système. Cette tâche difficile, Abailard sut la remplir ; ce fut la seconde partie de son œuvre philosophique. Il y a six ans, on était réduit à des conjectures sur la dialectique d’Abailard et sur son argumentation contre les deux écoles qu’il combattit. Si nous pouvons aujourd’hui nous rendre un compte exact de ses opinions philosophiques, c’est à la belle publication de M. Cousin, c’est surtout à la savante introduction aux œuvres inédites d’Abailard que nous en sommes redevable ; le passage suivant donnera une idée nette des opinions et du caractère philosophique du péripatéticien de Palais : « Mais entre ces deux écoles qui réfutent et se détruisent réciproquement, quel système élèvera Abailard ? Un seul est possible encore. Si les universaux ne sont ni des choses ni des mots, il reste qu’ils soient des conceptions de l’esprit. C’est là toute leur réalité ; mais cette réalité est suffisante. Il n’existe que des individus, et nul de ces individus n’est en soi ni genre ni espèce ; mais ces individus ont en soi des ressemblance que l’esprit peut apercevoir, et ces ressemblances, considérées seules, et abstraction faite des différences, forment des choses plus ou moins compréhensives qu’on appelle des espèces et des genres. Les espèces et les genres sont donc des produits réels de l’esprit, ce ne sont ni des mots, quoique des