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à distance ont généralement adopté un point de vue analogue. Nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur ces considérations. Mais les raisons réelles de la résistance des savants contre la supposition d’une action à distance nous semblent bien plus profondes.

Quand nous cherchons, mentalement, à nous rendre compte de l’action de la gravitation, nous avons certainement recours au procédé qui servait beaucoup, autrefois, pour rendre plausible le concept des « forces centrales » en général. Nous nous représentons des surfaces placées, normalement au rayon, à des distances diverses du centre et nous parvenons aisément à la conviction que (pour nous servir, en guise d’exemple, de la lumière) le même éclairage se répartit sur une surface d’autant plus grande qu’elle est plus éloignée du centre et ce, dans la proportion inverse au carré de la distance. Nous voyons donc, pour la gravitation, la même force s’épandre, pour ainsi dire, comme un fluide, sur des surfaces sphériques de diamètre croissant, ce qui fournit une image spatiale satisfaisante en apparence. On peut se demander, avec Lotze, ce qui produit le flux continuel de ce pseudo-fluide et ce qu’il devient s’il ne rencontre rien sur son chemin[1]. On peut s’étonner également que ce flux ne repousse pas plutôt les corps qu’il est chargé d’attirer. Mais le plus essentiel, c’est que l’image spatiale elle-même n’est qu’un leurre et que le concept de l’action à distance est certainement au fond anti-spatial.

Nous ne connaissons la matière que par son action : c’est là une vérité de définition. Concevoir une matière qui serait véritablement et absolument inerte, qui n’agirait pas sur nos sens ni sur d’autres matières, ni ne réagirait contre elles, cela constitue un concept contradictoire ; une telle matière ne saurait exister, exister et agir étant, dans ce cas, des termes strictement synonymes. « Son être, dit Schopenhauer en parlant de la matière, c’est son action ; on ne saurait même imaginer une manière d’être autre que celle-là[2]. » Il s’ensuit qu’une matière

  1. Lotze, Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 27-28. Il est à remarquer que Lotze estime ces raisons suffisantes pour déclarer que l’image d’une émanation en surfaces sphériques doit être abandonnée : « On ne doit parler que d’un rapport linéaire entre deux éléments. » — Képler, en examinant de quelle manière l’action du soleil sur les planètes doit se modifier avec la distance, arrive à la conclusion que ce serait en proportion inverse de la distance (Opera omnia, éd. Frisch. Francfort, 1870, vol. VI, p. 349), preuve que l’image de l’émanation sphérique ne s’imposait point à son esprit.
  2. « Ihr Seyn ist ihr Wirken. Kein anderes Seyn ist auch nur zu denken