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Quand l’hypothèse de la gravitation universelle fut formulée, elle se heurta, en dépit de l’énorme progrès que la loi découverte par Newton faisait accomplir à la physique céleste, à des résistances très fortes de la part des contemporains. Leibniz surtout a été très affirmatif à cet égard[1]. Huygens déclare, de même, que vouloir supposer que la gravitation puisse être due à une qualité intrinsèque et inhérente aux corps, c’est « formuler des principes obscurs et que personne ne saurait comprendre[2] ». Il s’est d’ailleurs donné beaucoup de peine pour constituer une théorie mécanique de la gravitation, sans arriver à un résultat bien satisfaisant. Newton lui-même semble, au moins au début de ses travaux, avoir envisagé la possibilité de réduire la gravitation à une action du milieu[3].

La nouvelle notion semblait découler directement de la loi établie par Newton, et cette loi dominait absolument une des parties les plus importantes de la physique, celle dont le développement avait été le plus rapide et le plus complet. Dans d’autres parties, elle permettait des simplifications de calcul importantes et, nous l’avons vu, elle promettait de fournir la base d’une théorie générale de la matière. Il était donc naturel qu’elle triomphât. Ce sont, au contraire, les résistances qu’elle rencontra qui étonnent. Sans doute, on peut attribuer celles du début à l’influence de Descartes, qui avait façonné la science et la philosophie tout entière et qui dominait même des esprits aussi puissants que Leibniz et Huygens. Mais si l’on examine ce qui se passa par la suite, on s’aperçoit qu’il y eut toujours, dans la science, un fort courant de résistance contre la conception d’une action à distance. D’Alembert en 1755 traitait les forces, en tant que causes motrices, d’êtres « obscurs et métaphysiques qui ne sont capables que de répandre des ténèbres sur une Science claire par elle-même[4] » ;

  1. Sur Leibniz, cf. Appendice I, p. 405 ss.
  2. Chr. Hugenii Zullichemi Opera reliqua, Amsterdam, 1726, Dissertatio de causa gravitatis, p. 95. « Idipsum Philosophos coegit causam admirabilis illius rei in corporibus ipsis solum quærere et tribuere illam qualitati alieni internæ et inhærenti, quæ corpora ad inferiora et versus terræ centrum impelleret : aut nescio cui appetitui partium ut toti se unirent. Quod erat non causas exponere, sed ponere principia obscura et intellecta a nemine. »
  3. Newton. Opticks, 3e éd., Londres, 1721. Question XXI et surtout le 2e avertissement à cette question. Cf. Appendice I, p. 411 ss.
  4. D’Alembert. Traité de dynamique, 2e éd. Paris, 1758, p. 16.