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entre les concepts physiques et les abstractions mathématiques ; déclarer que l’atome de carbone est la limite d’une série de concepts tout comme le point, la ligne ou l’infiniment petit, c’est vraiment violenter notre entendement.

Il ne peut, d’ailleurs, y avoir le moindre doute en ce qui concerne l’opinion que professaient, au sujet des hypothèses, les savants du passé. M. Duhem, dont la très grande autorité en ces matières se trouve ici doublée du fait de ses idées personnelles, diamétralement opposées à cette manière de voir, écrit : « Que plusieurs des génies auxquels nous devons la physique moderne aient construit leurs théories dans l’espoir de donner une explication des phénomènes naturels, que quelques-uns même aient cru avoir saisi cette explication, cela n’est pas douteux[1]. » Il constate aussi que les grandes théories scientifiques, et notamment les doctrines des péripatéticiens, des atomistes, de Descartes, de Boscovich étaient entièrement dominées par des conceptions métaphysiques et n’étaient par le fait que le prolongement de systèmes philosophiques[2], preuve évidente que les unes et les autres visaient le même but, à savoir l’explication de la réalité. Mais, même en parcourant les travaux de ceux qui se servent actuellement de ces concepts hypothétiques, sans excepter les plus prudents d’entre eux, on sent qu’ils leur attribuent un tout autre degré de réalité qu’à un pur concept mathématique. Sans doute, les affirmations explicites de réalité sont devenues un peu plus rares tout récemment : les anathèmes de Comte et de M. Mach y sont certainement pour quelque chose, et aussi certains travaux de critique, tels que ceux de Stallo et de Hannequin dont il sera question plus loin ; mais la principale raison est probablement dans le fait que les hypothèses scientifiques elles-mêmes sont justement en train de subir une transformation profonde, de « muer », si l’on ose se servir de ce terme. Il n’empêche que les savants, dès qu’ils mettent en jeu les atomes et l’éther, raisonnent implicitement comme si c’étaient non pas des concepts, mais des choses réelles, voire même les seules choses réelles, puisqu’elles doivent expliquer toute réalité. Loin de limiter la science aux lois, ou de considérer les hypothèses comme un surrogat provisoire à des lois futures, les savants subordonnent mani-

  1. P. Duhem. Ib., p. 46.
  2. Ib., p. 11 ss.