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qui peuvent être directement observés et contrôlés. Quand je dis que la benzine bout à 80° ou que, traitée par le brome dans des conditions déterminées, elle fournit un corps qui bout à 154°, je ne fais qu’affirmer une série de faits que tout physicien, tout chimiste pourra vérifier : s’il n’y a pas de méprise sur ce que j’ai appelé benzine et si j’ai convenablement expliqué les conditions de l’expérience, celui qui la refera au laboratoire arrivera au même résultat.

Voici maintenant une hypothèse : la molécule de benzine contient six atomes de carbone posés en hexagone et rattachés alternativement par des liaisons simples et doubles. Toute vérification directe est évidemment impossible. Personne n’a jamais vu de molécule, ni d’atome, ni de liaison atomique, ni, à plus forte raison, cet hexagone dont il est question et personne, sans doute, ne les verra jamais.

Toutefois, si l’on a été amené à supposer ces choses, c’est bien parce qu’elles semblent correspondre à toute une série de faits qui nous sont connus par des expériences. Ce sont ces dernières, rattachées par des raisonnements plus ou moins probants, que je résume en parlant de l’hexagone. Pour nous servir d’une image familière au mathématicien, nous avons introduit un terme imaginaire qui s’éliminera dans la suite.

Donc, d’après cette conception, les théories n’ont aucune valeur, aucune vertu qui leur soit propre. Elles ne servent qu’à relier entre elles les lois, de manière provisoire. Leurs éléments hypothétiques n’ont pas plus d’existence que les expressions mathématiques dont nous nous servons dans l’énoncé de certaines lois. Ainsi, quand, pour formuler la loi de la réfraction, je dis que le quotient des deux sinus doit être égal à une constante, j’ai l’air de supposer l’existence de cette fonction. Mais ce n’est là qu’une apparence. Je suis, au fond, parfaitement convaincu qu’angle et sinus ne sont que des concepts que j’ai créés pour ma commodité, et je n’ai pas un instant supposé que la nature calculât à l’aide d’une table de logarithmes. De même les molécules, les atomes, les forces, l’éther dont il est si fréquemment question ne seraient que de purs concepts, tout comme les angles, les sinus et d’autres abstractions[1]. Les hypothèses ne seraient donc plus des suppositions sur la marche réelle de la nature, sur le

  1. Berkeley (De motu, Works, éd. Fraser. Oxford, 1871, vol. III, § 39) formule avec beaucoup de précision cette analogie entre les concepts mathématiques et physiques.