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haut, les hommes étaient fermement convaincus de l’homogénéité de l’espace. Il suffit, pour l’établir, de se rappeler que c’est cette idée qui constitue le fondement de la géométrie. Si l’on avait demandé à un Grec à quelle profondeur sous terre telle proposition d’Euclide cessait d’être vraie, la question lui eût certainement paru aussi paradoxale qu’à nous.

Mais la géométrie nous prouve également que notre croyance à l’homogénéité de l’espace implique quelque chose de plus que la persistance des lois. Nous sommes, en effet, convaincus que non seulement les lois, c’est-à-dire les rapports entre les choses, mais encore les choses elles-mêmes ne sont pas modifiées par leur déplacement dans l’espace. C’est là ce que la géométrie postule nettement, et un des maîtres de la pensée scientifique contemporaine a dit très justement qu’elle n’existerait pas, s’il n’y avait pas de solides se déplaçant sans modifications[1]. Or, cela est très essentiel à constater, la géométrie, comme en général les sciences que nous comprenons sous le terme de « mathématiques pures », bien que maniant des concepts abstraits de notre pensée, jouit évidemment du privilège de s’appliquer à la réalité d’une manière absolue. Nous connaîtrons plus tard une science qui, à première vue, semble se rapprocher beaucoup de la géométrie, la mécanique rationnelle. Elle s’occupe également de concepts abstraits, mais elle ne jouit pas du même avantage que les mathématiques pures, puisque nous pouvons (et devons même, ainsi que nous le verrons dans la suite) concevoir que la réalité ne s’y plie pas entièrement. Nous ne rechercherons pas ici à quoi est dû ce privilège des mathématiques pures, c’est un chapitre de la philosophie des sciences mathématiques qui est étranger au sujet de ce livre. Constatons seulement que le fait même ne peut être contesté, et qu’il est impossible de douter sérieusement qu’une déduction géométrique soit vérifiée par l’expérience.

Ce qui précède nous indique qu’il serait vain de tenter, pour l’espace, la déduction que nous avons effectuée pour le temps. Le postulat de légalité seul ne suffira pas, car, nous venons de le voir, nous supposons à l’espace plus d’uniformité que la légalité n’en exigerait strictement. C’est donc qu’il y a ici en jeu un principe, un postulat particulier. C’est celui de la « libre

  1. H. Poincaré. L’espace et la géométrie. Revue de métaphysique, 1895, p. 638. — Cf. id. La géométrie non-euclidienne. Revue générale des sciences, 1891, p. 772.