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naître ce qui se passera. Le chien à qui je jette un morceau, s’il veut le happer, doit pouvoir calculer à quel moment précis le morceau parviendra à la hauteur de sa gueule. C’est donc bien notre conviction de la régularité de la nature qui intervient ; la nature s’y prête, cela est incontestable, mais cette conviction dépasse, nous l’avons vu, les limites de l’observation directe, elle est absolue et nous garantit l’avenir[1].

Ainsi, la mesure du temps repose, en dernier lieu, sur l’existence des lois dans la nature, et par conséquent le temps, nous apparaît, ainsi que nous l’avons dit, comme homogène à l’égard des lois. Par contre, le postulat de légalité n’implique nullement que les objets eux-mêmes doivent rester immuables dans le temps. Ici il suffit réellement que nous connaissions la forme de la fonction, c’est-à-dire la manière dont ils changent avec le temps. En l’énonçant, nous formulons une loi. On peut même affirmer que cette forme de la loi est sa forme primitive, puisqu’elle correspond le mieux à son but. En effet, puisque nous voulons prévoir, connaître l’avenir, et que nous savons mesurer le temps, le plus simple serait de déterminer comment les objets du monde extérieur se modifient en fonction du temps[2]. Si cette proposition ne nous paraît pas évidente du premier coup, c’est à cause de la nature particulière du concept du déplacement. Ce concept est ambigu ; un objet déplacé nous apparaît à la fois comme ayant subi une modification et comme ayant conservé son identité. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur ce sujet. Pour le moment, contentons-nous de remarquer que, pour écarter le trouble que ce concept est susceptible d’apporter dans la question qui nous occupe, nous n’avons qu’à recourir aux phénomènes dont nous avons parlé plus haut et qui n’évoquent point directement dans notre esprit l’image du mouvement. Ainsi, en affirmant qu’après t secondes, d’une solution de phosphore blanc dans du tribromure de phosphore, d’une concentration donnée, une proportion déterminée se trouvera transformée en phosphore rouge, ou encore

  1. M. Painlevé, Bulletin de la Société française de philosophie, 1905 (p. 64-65) affirme que la notion de l’homogénéité du temps et de l’espace à l’égard des lois existe chez l’homme, antérieurement à toute science, comme aussi chez l’animal.
  2. M. Poincaré déduit très justement cette forme de la loi directement de la « conception scientifique » du monde, c’est-à-dire, selon notre terminologie, du principe de légalité. Cf. Cournot et le calcul infinitésimal. Revue de métaphysique, XIII, 1903, p. 295.