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Lassalle. Zeller semble la rejeter (Philosophie des Grecs, trad. Boutroux. Paris, 1877, p. 120) ; pourtant, dans de nombreux passages il s’en rapproche tellement (cf. par exemple p. 121, 136, 145, 188-189) qu’on n’aperçoit plus bien la différence. Aussi cette manière de comprendre la doctrine d’Héraclite est-elle devenue pour ainsi dire courante. Il nous semble au contraire évident, par les très nombreux passages où Aristote compte Héraclite parmi ceux qui déduisaient la réalité entière d’une substance unique, substance conçue évidemment comme matérielle (cf. par exemple Traité du Ciel, l. III, chap. i, § 3, Métaphysique, l. I, chap. iii, §§ 7, 9, 10, 11, 18, 22, chap. v, § 18, chap. vii, §§ 1, 6, cf aussi à ce sujet : Tannery. Pour l’histoire de la science hellène, p. 193 ss., fragm. 26, 28, 31, 46, 49 équivalents à Schuster 12, 47, 44, 59, 57 et à Diels. Die Fragmente der Vorsokratiker. Berlin, 1903, p. 66 ss., fragm. 7, 31, — 88, 90) qu’Héraclite supposait au moins la persistance de quelque chose, un substrat, un support, comme celui qu’il attribuait au soleil se renouvelant tous les jours (Zeller, l. c., p. 147, note). C’est ainsi, semble-t-il, que la doctrine fut comprise dans l’antiquité, témoin Lucrèce qui, tout en l’estimant folle (perdelirum), la résume et la discute cependant assez longuement (l. I, v. 646-693). Lucrèce, on n’en saurait douter, concevait le feu d’Héraclite comme matériel. — Les passages comme ceux du Cratyle de Platon (Dialogi, éd. Wohirab. Leipzig, 1887, vol. I, p. 204) que nous avons cités dans le texte, ne contredisent pas nécessairement cette manière de voir. Il faut les comprendre comme l’affirmation que rien ne persiste tel qu’il est, c’est-à-dire que le feu, substrat et substance éternelle, porte en lui-même le principe de son changement. Ce serait donc quelque chose comme l’énergie de M. Ostwald, à la fois « la plus générale des substances et le plus général des accidents » (cf. p. 323). — Il est à remarquer qu’Aristote affirme qu’Héraclite « suppose que tous les objets sensibles sont dans un perpétuel écoulement et qu’il n’y a pas de science possible pour des choses ainsi faites » (Métaph., II, chap. vi, § 1). Il se peut qu’ici le terme science soit pris dans son sens étroit de science de la cause, du persistant. Cependant, le fait qu’immédiatement après Héraclite sa doctrine ait tourné à une sorte de scepticisme absolu (Cratyle blâmant son maître d’avoir dit qu’on n’entrait pas deux fois dans un fleuve ; d’après lui on n’y entrait même pas une fois), semble démontrer qu’en dépit de l’énoncé fréquemment cité sur le monde qui « n’a été fait par aucun des dieux ni par aucun des hommes : il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant s’allumant par mesure et s’éteignant par mesure » (Tannery, fragm. 27, Schuster, fragm. 46, Diels, fragm. 30), Héraclite a bien moins insisté sur l’ordre universel qu’on ne le suppose d’habitude. — On peut d’ailleurs rapprocher, de la doctrine de Cratyle, certains énoncés d’Héraclite lui-même, tels que celui rap-