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fois d’opinion, et serait revenu, vers la fin de sa vie, à des opinions professées au début. Ces suppositions, certes, n’ont rien d’invraisemblable en elles-mêmes. Ce qui les rend cependant un peu malaisées, c’est un argument en quelque sorte psychologique que suggère la correspondance avec Clarke. Des écrits où Leibniz parle de la force étaient à ce moment publiés depuis longtemps. Il est peu probable que, vu la célébrité de leur auteur, Clarke les ait ignorés, voire même qu’il n’ait pas parcouru exprès les œuvres de son contradicteur pour y chercher des armes. Sans doute, le ton de Clarke est un peu plus modéré que celui de son illustre adversaire. Croit-on cependant que s’il avait pu mettre ce dernier en contradiction avec lui-même, il aurait laissé échapper cet argumentum ad hominem ? Or, il n’y en a pas trace dans le Recueil de lettres. Mais on peut, croyons-nous, établir directement, par l’examen des textes mentionnés, que Leibniz dans cette question n’a pas changé d’avis, que ses opinions passablement difficiles à pénétrer à cause de la manière fragmentaire dont il aimait à s’exprimer et qui rend fréquemment obscures ses déclarations, en dépit de l’apparente clarté des phrases — ont été cependant, d’un bout à l’autre de sa carrière scientifique, tout à fait consistantes.

Notons d’abord que Leibniz, en traitant de ces matières, commence généralement par établir ce principe que « l’essence du corps » ne consiste pas dans l’étendue seule. Cela nous paraît tout à fait évident à l’heure actuelle (bien que, comme nous l’avons vu au chapitre vii, la science moderne en réalité tende également vers la supposition contraire) : mais la science à ce moment était cartésienne, et Descartes, on le sait assez, avait absolument confondu les deux concepts de matière et d’espace. Le premier en date des écrits cités par M. Duhem (il a été publié en 1691) porte précisément le titre Lettre sur la question si l’essence du corps consiste dans l’étendue (éd. Erdmann, p. 112-113). On y lit : «  Tout cela fait connoître qu’il y a dans la matière quelque autre chose, que ce qui est purement Géométrique, c’est-à-dire, que l’étendue et son changement, et son changement tout nud. Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il y faut joindre quelque notion supérieure ou métaphysique sçavoir celle de la substance, action, et force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit doit pâtir quelque réaction ; et par conséquent qu’un corps en repos ne doit pas être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent. — Je demeure d’accord que naturellement tout corps est étendu, et qu’il n’y a point d’étendue sans corps. Il ne faut pas néanmoins confondre les notions du lieu, de l’espace, ou de l’étendue toute pure, avec la notion de la substance, qui outre l’étendue, renferme la résistance, c’est-à-dire, l’action et