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conséquences que nous avons attribuées à l’action du principe d’identité. Le monde extérieur pourrait nous apparaître comme soumis à ces lois, sans que rien en dehors de ces lois n’y persistât. Ainsi que l’a dit Cournot : « S’il était prouvé que dans des circonstances convenables les corps peuvent être détruits sans qu’il n’en reste rien… les corps ne cesseraient pas pour cela de nous présenter le spectacle de phénomènes liés et bien ordonnés[1]. » Et d’ailleurs, ne se peut-il pas que les « constances » dont nous croyons établir l’existence ne soient qu’une apparence plus ou moins grossière ? Le principe de Carnot affirme un progrès continu dans le temps, et il nous est parfaitement loisible de présumer que le monde est régi uniquement par des principes de ce genre. À supposer que l’évolution, dans certains cas, fût infiniment lente, cela donnerait un monde de constances réelles, comme l’admettent nos principes de conservation actuels. Mais nous pouvons aussi la supposer simplement très lente et dès lors nos constances ne seraient qu’approximatives, évoluant constamment dans un sens déterminé. Mais même s’il en était ainsi, il ne serait pas vrai, comme on le fait dire à Héraclite[2], que toute espèce de persistance fût pure illusion. Car il n’en resterait pas moins que cette illusion est possible, que la nature s’y est prêtée avec complaisance, qu’il y a en elle quelque chose qui y correspond.

Il nous reste enfin à envisager une dernière hypothèse : celle où le principe de légalité se déduirait du principe d’identité, en serait une sorte d’abrégé, de raccourci. Nous avons vu que nous nous servons quelquefois du concept de loi alors qu’en réalité nous pensons à la cause. C’est une synecdoque, nous considérons l’établissement du rapport légal comme un acheminement vers celui du lien causal. Or, le principe de causalité se déduit de l’identité, fondement de notre raison ; ne se pourrait-il pas dès lors que notre croyance à l’ordre dans la nature provint de ce qu’au fond nous la croyons soumise à l’identité[3] ? Cette hypothèse semble, à première vue, bien difficile à admettre. L’identité, nous le savons, nous apparaît comme quelque chose de désirable, mais de lointain, comme

  1. Cournot. Traité de l’enchaînement. Paris, 1861, p. 156.
  2. Cf. à ce sujet Appendice IV, p. 426 ss.
  3. C’est de cette manière que Spir conçoit le rapport des deux principes (l. c., p. 72, 211, 217) et c’est sans doute parce que cette déduction lui paraît évidente, qu’il arrive parfois à les confondre.