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caractère particulier, le quid proprium de ces substances nous apparaît comme conditionné bien moins par les éléments dont elles sont composées que par leur groupement.

Que si nous nous élevons plus haut encore, jusqu’aux corps organisés, aux « arbres et fruits » de Lucrèce, nous serons sans doute obligés de quitter un peu le domaine solide des faits : la physiologie n’en est encore qu’à ses débuts et c’est à peine si la science peut formuler de vagues suppositions sur la véritable nature des réactions chimiques qui se produisent à l’intérieur des animaux et des plantes. Cependant, le peu de données qu’elle nous offre suffit pour indiquer quelle est, dans cet ordre d’idées, la marche de la pensée scientifique. Ainsi, voici une plante qui a poussé à l’intérieur des terres ; elle contient une certaine quantité de sels de potasse, comme nous pouvons nous en assurer facilement en analysant ses cendres. Nous la transportons au bord de la mer, dans un endroit où le sol est pauvre en potasse et riche au contraire en soude. Elle souffrira d’abord, mais avec des soins appropriés nous parviendrons à ce qu’elle se remette et en analysant ses cendres nous constaterons alors qu’une partie notable des sels de potasse a été remplacée par des sels de soude. Sans doute, le remplacement de la potasse par la soude n’est pas resté absolument sans influence sur d’autres propriétés, la plante diffère un peu, même extérieurement, de ce qu’elle était primitivement ; mais n’oublions pas que le type de l’espèce n’est qu’un concept abstrait. Les individus qui le composent — nous en sommes sûrs d’avance par la « loi des indiscernables » — sont en réalité tous différents ; la question est de savoir si ces divergences sont suffisamment accentuées pour que nous soyons obligés de constituer une classification nouvelle. Elles ne le sont pas dans le cas actuel : les botanistes n’ont même pas désigné la plante ainsi transformée comme une variété. Nous pouvons donc dire, pour parler comme Lucrèce, que c’est encore la même plante et qu’elle porte les mêmes fruits. Pourtant, le changement que nous avons produit dans sa composition est considérable : nous ne pouvons un instant douter que la potasse ou la soude jouent un rôle important dans son développement, car si nous ne lui fournissons pas l’alcali nécessaire, elle ne pourra pas vivre. — Nous sommes, sans doute, beaucoup moins avancés en ce qui concerne les substances organiques que contient la plante ; mais comme nous les savons de constitution extrêmement compliquée, nous