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pour obtenir de l’argent à peu près chimiquement pur ; on sait d’ailleurs qu’il avait choisi ce corps comme point de départ de ses déterminations parce qu’il lui paraissait offrir le plus de facilités, et l’on sait aussi que l’argent obtenu par lui n’était pas réellement pur, de sorte qu’il a fallu depuis rectifier les résultats auxquels il était parvenu. On peut voir, par cet exemple topique, combien le substrat même de la loi, le concept généralisé, est chose de notre pensée. Car il ne servirait de rien d’affirmer que l’argent étant un élément défini, la matière pure doit, nécessairement, exister dans ce morceau de métal que je détiens, que je désigne du même nom, mais que je sais impur. L’existence de l’argent-élément n’est qu’une hypothèse à laquelle on parvient par des déductions multiples ; et l’argent pur est, comme le levier mathématique, le gaz idéal ou le cristal parfait dont nous venons de parler, une abstraction créée par une théorie. Il est, comme l’a dit fort justement M. Duhem[1], impossible de comprendre la loi, impossible de l’appliquer, si l’on n’a pas fait ce travail d’abstraction scientifique, si l’on ne connaît pas les théories qu’elle suppose.

Si nous avons parfois l’illusion que les lois formulées par nous s’appliquent directement à la réalité, c’est uniquement grâce à la grossièreté de nos sens et à l’imperfection des moyens d’investigation mis en œuvre, qui ne nous permettent pas de nous apercevoir de tout ce qui différencie les phénomènes particuliers entre eux. M. Poincaré a observé que ces circonstances ont favorisé la découverte de certaines lois, et que ce peut être un désavantage pour une science que de naître à un moment où les instruments de mesure permettent des investigations très minutieuses[2].

En réalité, nous ne parvenons aux lois qu’en violentant pour ainsi dire la nature, en isolant plus ou moins artificiellement un phénomène du grand Tout, en écartant des influences qui auraient faussé l’observation. Aussi la loi ne saurait-elle exprimer directement la réalité. Rarement le phénomène tel qu’il est envisagé par elle, le phénomène « pur » s’observe sans notre intervention ; et même avec celle-ci il reste imparfait, troublé par des phénomènes accessoires. Les expériences de cours, par lesquelles on entend illustrer les lois, prétendent quelquefois nous montrer ce phé-

  1. Duhem. La théorie physique. Paris, 1906, p. 272.
  2. H. Poincaré. La science et l’hypothèse. Paris, s. d., p. 211-212.