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Nous avons, d’abord, la théorie atomique. C’est à elle, nous venons de le voir, que pensait Lucrèce. À seize siècles de distance, Newton a développé, avec plus d’insistance, la même pensée. Après avoir résumé, en quelques traits d’une grande précision, ce qui constitue le fondement éternel de l’atomisme corpusculaire : « Dieu, au commencement des choses, a formé la matière en particules solides, massives (massy), dures, impénétrables, mobiles… Ces particules primitives étant des solides, sont incomparablement plus dures que n’importe quels corps solides composés délies ; elles sont même tellement dures qu’elles ne s’usent ou ne se brisent jamais », il continue : « Tant que les particules restent entières, elles peuvent composer des corps de même nature et de même structure (texture) en n’importe quel temps. Mais si elles s’usaient ou se brisaient, la nature des choses, qui dépend d’elles, serait modifiée. L’eau et la terre composées de particules vieilles, usées et de fragments de particules, ne seraient pas de même nature et de même structure à l’heure actuelle que l’eau et la terre composées de particules entières au commencement des choses. Et c’est pourquoi, afin que la Nature soit durable, les changements des choses corporelles doivent consister uniquement dans les diverses séparations et nouvelles associations et dans les mouvements de ces particules permanentes[1]. » En d’autres termes, le fait que les corps obéissent, en tout temps, aux mêmes lois, démontre qu’ils sont composés de particules impérissables ; c’est bien ce qu’avait dit Lucrèce.

Quelle est la portée de ce raisonnement ? À première vue, on a l’illusion qu’il tend à établir un véritable lien logique entre les qualités des objets et la nature des particules dont ils sont composés ; mais il n’en est pas ainsi : Newton, si on lui avait demandé quelle était la grandeur et la forme des particules de l’eau ou de la terre (il pensait sans doute aux éléments aristotéliciens) et comment on pouvait en déduire les qualités de ces corps, eût certainement refusé de répondre. Et si Lucrèce eût été plus affirmatif en ce qui concerne les atomes dont il entendait composer ses arbres et ses fruits, il est certain que

  1. Newton. Opticks, 3e éd. Londres, 1721, p. 375. Un développement très analogue se trouve aussi chez Lucrèce, l. Ier, v. 552-565, 584-598. — Nous ne saurions dire si Newton a beaucoup lu le De natura rerum. Mais le raisonnement de Lucrèce se trouve reproduit chez Gassendi. Opera. Lyon, 1658, vol. I, p. 261, où il a pu également l’emprunter.