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poser la conservation de certains concepts, ce qui revient évidemment, la forme plus subjective mise à part, à la thèse de M. Milhaud. Enfin M. Kozlowski adopte à peu près textuellement la déclaration de Lucrèce ; après avoir fait ressortir que la persistance de la matière est un « postulat d’origine purement rationnelle » il ajoute : « C’est la condition sine qua non de la régularité dans le monde phénoménal. Dans un monde où tout pourrait naître de tout aucune régularité aucune prévision et par conséquent aucune science ne serait possible[1]. »

Pour réfuter d’emblée cette opinion, il faudrait être en mesure de démontrer que la légalité pourrait régner seule, c’est-à-dire que nous pouvons imaginer un univers (qui ne serait pas le nôtre, bien entendu), lequel serait ordonné de manière à inspirer à une intelligence le contemplant l’idée de règle, mais d’où cependant tout ce qui pourrait suggérer l’idée d’une persistance, d’une identité des choses dans le temps, serait absent. Il suffit, semble-t-il, de formuler clairement cette proposition pour apercevoir combien la démonstration en est difficile. Il s’agit, en effet, de raisonner, in abstracto, sur la nature de l’univers, sur ses propriétés. Or, l’univers embrassant tout, les termes de comparaison font défaut. Peut-on dire même qu’il existe, peut-on affirmer qu’il a des propriétés ? Cela n’a un sens que si je l’oppose au moi. En raisonnant sur ces propriétés, je serai forcément amené à comparer l’univers à ce qui n’en est qu’une partie ; qui sait si mes conclusions ne seront pas alors entachées d’erreur ? Nous ne connaissons qu’un seul univers. Il est seul et est-ce qu’il est. Tel qu’il est, il admet l’application à la fois du principe de légalité et de celui de causalité. Les deux sont, en lui, indissolublement liés. Comment les séparer ?

Heureusement, l’analyse à laquelle nous nous sommes livré en ce qui concerne l’action du principe de causalité dans la science va nous permettre de descendre, des hauteurs de l’abstraction la plus quintessenciée où nous conduiraient infailliblement des considérations sur les univers possibles ou impossibles à concevoir, dans des régions jouissant d’une atmosphère un peu moins raréfiée.

Reprenons donc, une à une, les diverses manifestations du principe causal dans la science.

  1. Kozlowski. Sur la notion de combinaison chimique. Congrès de philosophie de 1900, vol. III, p. 536.