en faveur du principe causal, nous faisons aussitôt une sorte de réserve mentale : il sera applicable non pas totalement, mais partiellement. Dès lors, la confusion dont nous venons de parler devient possible.
C’est à peu près ainsi sans doute que raisonnait Lucrèce. Après avoir solennellement proclamé que « rien ne vient de rien » et que « rien ne peut retourner au néant » — ce qui est le principe de causalité sous sa forme la plus absolue — il ajoute aussitôt que cette règle est nécessaire pour que « les arbres portent toujours les mêmes fruits ». Entend-il affirmer que ces fruits sont toujours là ? Non pas, il sait fort bien qu’ils naissent et qu’ils périssent. Ce qu’il postule, c’est que quelque chose en eux — les germes, les atomes — persiste ; c’est donc qu’aussitôt le principe énoncé, il a tacitement renoncé à l’appliquer avec rigueur. Mais, en revanche, l’application partielle lui paraît indispensable pour assurer l’ordre dans la nature, c’est-à-dire que comme nous venons de l’indiquer, le règne absolu de la légalité entraîne pour lui le règne partiel de la causalité.
Cette thèse a rencontré peu de contradicteurs. Newton l’a pleinement adoptée en la faisant suivre d’une sorte de démonstration très remarquable, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Kant semble avoir partagé cette manière de voir[1]. Hartmann considère comme avéré que la légalité des phénomènes ne peut s’observer que si ceux-ci ont pour substrats des substances immuables[2]. Beaucoup de penseurs contemporains paraissent être également de cet avis. « Il est clair, dit M. Milhaud, que si le monde est gouverné par la loi, il y aura des quantités qui demeureront constantes[3]. » M. Bergson croit que « des visions stables sur l’instabilité du réel » nous sont commandées par le souci de la connaissance pratique de la réalité[4], en d’autres termes que pour pouvoir formuler des règles nous permettant d’agir, nous sommes forcés de sup-
- ↑ Kant (Kritik der reinen Vernunft, éd. Rosenkranz et Schubert, p. 157), déclare que la persistance de la substance est « le substrat de la représentation empirique du temps lui-même, qui rend seul possible toute détermination du temps » (an welchem aile Zeitbestimmung allein moeglich ist). C’est donc qu’à son avis, sans la persistance de la substance, l’uniformité du temps et partant toute régularité des phénomènes disparaîtraient.
- ↑ Hartmann, l. c., p. 1, 9.
- ↑ G. Milhaud. Science et hypothèse. Revue de métaphysique, XI, 1903, p. 786.
- ↑ H. Bergson. Introduction à la métaphysique, ibid., p. 21.