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dent aucunement en pénétrer le fond : elles ne sont pas explicatives, comme croyait l’être la conception d’Aristote. M. Duhem lui-même reconnaît cette différence. Seulement il s’ensuit que ces théories n’excluent pas le mécanisme comme explication. Gibbs lui-même s’est servi de conceptions mécanistes, et nul n’a prétendu que le développement le plus récent de la physique qui, nous l’avons vu, semble entièrement dirigé dans le sens de l’atomisme, soit entré en conflit, sur quelque point que ce soit, avec ses théories[1]. Les deux genres de conceptions semblent faire excellent ménage. — Mais quant au procédé même du raisonnement analogique, il est bien entendu qu’il est plus indestructible encore, si c’est possible, que le mécanisme, car il est le seul par lequel nous puissions approcher la réalité. Quoi que nous fassions, nous sommes toujours obligés de supposer — au moins momentanément — que la nature procède comme notre entendement. L’erreur de Descartes et des Naturphilosophen, et aussi celle de Comte, a consisté uniquement à se servir de l’analogie, non pour formuler des suppositions à vérifier, mais pour des affirmations apodictiques.

Il n’est cependant que juste de faire ressortir que quelque chose de cet esprit subsiste dans notre physique actuelle. Quand nous faisons une place à part aux principes de conservation et quand, en général, à toute proposition découlant du principe d’identité nous attribuons une portée dépassant sa base expérimentale, nous supposons évidemment à la nature une tendance analogue à celle de notre esprit. Sommes-nous dans l’erreur ? Nous avons déjà répondu à cette question : l’analogie entre notre intelligence et la nature ne saurait être niée. D’ailleurs il semble bien que les opinions fondamentales de l’humanité à cet égard n’aient guère varié. Anaxagore, et avant lui Hermotime, nous dit Aristote, « ont proclamé que c’est une intelligence qui, dans la nature aussi bien que dans les êtres animés, est la cause de l’ordre et de la régularité qui éclatent partout dans le monde[2] ». Seulement, nous sommes forcés d’aller plus loin que ces philosophes anciens, puisque, au delà de l’ordre, nous apercevons encore la plasticité de la

  1. Boltzmann. Leçons sur la théorie des gaz, IIe partie. Paris, 1905, p. 206, établit que « Gibbs avait continuellement présente à l’esprit cette idée de la théorie moléculaire, même quand il ne se servait pas des équations de la mécanique moléculaire ».
  2. Aristote. Métaphysique, l. Ier, chap. iii, § 28.