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potasse « produit dans l’air pour s’en saturer ensuite[1] » ou sur la nécessité d’une lacune dans le système planétaire entre Mars et Jupiter[2], nécessité démontrée au moment même où Piazzi découvrait la première petite planète, Cérès.

Mais les métaphysiciens n’ont pas été les seuls à tenter des déductions, les savants eux-mêmes ont cru quelquefois pouvoir raisonner sur des principes abstraits et sont également tombés dans de lourdes erreurs. M. Fouillée[3] en a relevé quelques-unes et l’on peut voir qu’elles ont eu pour auteurs des hommes ayant un grand nom dans la science, Prévost et Dumas, J. Müller, Magendie, Pasteur.

Cet échec de l’effort déductif n’est pas pour nous surprendre. Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité ; elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature. Contrairement au postulat de Spinoza, l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est une preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible.

Le principe d’identité est la plus vaste des hypothèses que nous puissions formuler, puisqu’il s’applique à la totalité du monde sensible ; mais son action, en tant qu’hypothèse, ne ressemble à celle d’aucune autre. En effet, pour toute autre hypothèse, nous pouvons, en la formulant, nourrir au moins l’illusion qu’elle s’appliquera à tous les phénomènes qu’elle est chargée d’expliquer. Mais ici nous savons d’avance que nous sommes condamnés à échouer. Et cela, non seulement en ce qui concerne le domaine entier des faits dévolus à cette hypothèse, et qui est, en l’espèce, l’univers, mais dans l’explication de chaque fait particulier. Aucun phénomène, même le plus insignifiant, n’est complètement explicable. Nous avons beau « ramener » le phénomène à d’autres, lui en substituer de plus en plus simples : chaque réduction est un accroc fait à l’identité, à chacune nous en abandonnons un lambeau, et finalement il reste, des deux côtés de notre explication, ces deux énigmes qui ne sont d’ailleurs que les deux

  1. Ib., § 332.
  2. id. De orbitis planetarum. Iéna, 1801. La découverte de Piazzi est du 1er janvier de la même année.
  3. Fouillée. Le mouvement positiviste. Paris, 1896, p. 19.