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pouvoir se construire a priori. Car le terme intelligible ne saurait signifier autre chose que réductible à des éléments purement rationnels. Cela n’impliquerait pas, est-il besoin de le dire, l’impossibilité du progrès dans la connaissance de la nature. L’humanité a attendu des siècles qu’on lui révélât certaines propriétés du cercle et de l’ellipse lesquelles pourtant, nous le savons, étaient implicitement contenues dans la définition de ces courbes, puisque nous pouvons les en déduire par des syllogismes et à l’aide d’un petit nombre de postulats et d’axiomes reconnus valables de tout temps. Mais pour le cercle et l’ellipse nous ne nous servons pas d’expériences. Que viendraient-elles faire ici, puisqu’il s’agit de déduction purement rationnelle ? Qu’il fût possible de procéder de même pour la nature, d’arriver à la connaître par pure déduction, de fort grands esprits, certes, l’ont pensé. Probablement beaucoup d’entre les anciens atomistes étaient de cet avis. Descartes semble l’avoir cru aussi. Il réclame hautement pour les principes énoncés par lui une certitude absolue et se fait fort d’en déduire la nature entière. Sans doute, son puissant instinct scientifique lui suggérait qu’il n’était pas possible de se passer complètement d’expériences. Aussi leur a-t-il fait une petite place dans son système ; mais c’est par une sorte d’illogisme qu’il les y introduit. Il affirme qu’en approchant de la réalité on trouvera que, des principes posés par lui, découlent des conséquences multiples ; et alors l’expérience décidera lesquelles d’entre ces conséquences se réalisent[1]. Mais si principes et déductions doivent être entièrement rationnels, on ne voit pas comment, de syllogisme en syllogisme, le tout ne s’enchaîne point d’une manière absolument unique, rigoureuse, ne laissant aucune place au choix, et, par conséquent, à l’expérience. Après lui Spinoza, partant des principes cartésiens et procédant avec cette logique impitoyable et cette « ivresse métaphysique » qui étaient le propre de cet esprit prodigieux, énonce cette formule, l’expression la plus absolue du postulat d’intelligibilité : « L’ordre et la suite des idées sont les mêmes que l’ordre et la suite des choses[2] » ; il démontre cette proposition en se servant d’un « axiome » qui assi-

  1. Descartes. Discours de la méthode. Paris, s. d., p. 45 ss.
  2. Spinoza. Éthique, IIe partie, prop. 7. « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum. » Cela était incontestablement dans la logique du cartésianisme, mais, bien entendu, nous n’entendons pas affirmer que Spinoza n’ait pas puisé à d’autres sources. Giordano Bruno