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concession insuffisante, nous supposons une continuité absolue, le sens commun n’étant qu’un système scientifique et métaphysique et se transformant sous l’influence de la science, avec beaucoup plus de lenteur pourtant que les théories scientifiques proprement dites.

Notre conception se rapproche bien davantage de celle de M. Duhem à qui, surtout au commencement de cet exposé, nous avons fait de si larges emprunts. Cependant, nous ne sommes pas bien sûr d’avoir compris la différence que l’éminent savant établit entre le sens commun et les théories scientifiques. M. Duhem compare un officier de marine donnant, en langage technique, un ordre à ses matelots et un physicien parlant de piles, de pressions et de force électromotrice, et fait ressortir que les commandements de l’officier répondent, dans l’esprit de ses hommes, à des actes déterminés à accomplir, tandis que l’énoncé du physicien peut être réalisé d’une infinité de manières différentes[1]. Mais le physicien, à son tour, ne peut-il pas parler d’une manière moins générale, plus définie ? Et l’officier de marine ne peut-il s’exprimer en termes plus généraux, de façon à indiquer seulement le but à atteindre ? Quand un capitaine, avant d’entrer au port, indique au pilote la partie du bassin où il voudrait s’amarrer, le pilote n’a-t-il pas le choix des mouvements, des manœuvres, infiniment variés, par lesquels il peut atteindre le mouillage désiré ? Et puis, l’ordre même de l’officier, à y regarder de près, laisse un champ infini à l’indétermination. Le matelot sait bien qu’il doit tirer sur telle corde ; mais, pour ce faire, il peut placer la jambe gauche avant la droite ou inversement, et ainsi de suite ; en un mot il a le choix entre une multitude véritablement infinie de mouvements divers et qui n’auront de commun, tout comme les diverses opérations du physicien répondant au même énoncé, que d’amener un résultat considéré comme identique. M. Duhem s’est, à notre avis, approché davantage de la réalité en opposant les abstractions spontanées du sens commun aux abstractions lentes, compliquées, conscientes, des théories physiques[2]. C’est là, croyons-nous, la véritable différence ; le sens commun agit inconsciemment, et même là où il a été modifié par la science (comme dans le cas de la lune que l’as-

  1. Duhem, l. c., p. 210.
  2. Ib., p. 272.