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avec le sens commun. Mais aussitôt né, il est attaqué par la critique scientifique. Ou plutôt fait brut et fait scientifique ne font qu’un, il n’y a entre les deux nulle solution de continuité. Quand je regarde le soleil qui va être éclipsé, qu’est-ce que je vois ? Est-ce une tache brillante et plane ou quelque chose de convexe ? Il n’est pas bien aisé de le dire. Il est à peu près sûr que nos ancêtres voyaient la tache plane ; mais on nous a, depuis notre enfance, tellement répété qu’il y avait là une sphère que nous croyons la voir : et très certainement l’astronome qui regarde le soleil tous les jours, qui voit les taches se déplacer et changer d’aspect suivant leur situation, à mesure que le soleil tourne, voit le soleil comme une sphère. Il le voit mieux encore pour la lune qui est plus près de nous et dont le relief est bien plus accusé et l’on ne saurait douter que, s’il est habitué à la voir, au télescope, comme un corps sphérique, il la voit telle aussi quand il la regarde à l’œil nu et qu’il ne peut plus avoir la vision d’une tache plane ; de même que nous croyons voir un homme dans l’obscurité, mais sommes incapables de l’apercevoir de nouveau quand nous avons acquis la conviction qu’il n’y avait là qu’un arbre[1]. Pour le ciel certainement, nous sommes à peu près incapables de voir la voûte de cristal de nos ancêtres. Cette expression qui désignait pour eux une réalité, quelque chose qu’ils croyaient apercevoir, est pour nous une pure métaphore ; en dirigeant nos regards vers le ciel, nous ne découvrons pour ainsi dire plus de fond, nous avons l’impression de plonger du regard dans l’espace infini, sans limite. Tous ces faits dérivent d’ailleurs, sans aucun doute, de cette constatation fondamentale que nous avons formulée tout à l’heure, à savoir que le souvenir généralisé, c’est-à-dire notre savoir, entre dans notre perception, est une partie constitutive de celle-ci. M. Le Roy concède qu’il n’y a pas, entre le sens commun et la science, de limite précise, qu’il existe entre eux, dans l’intervalle, une zone trouble[2]. C’est là, à notre avis, une

  1. Helmholtz (Vortraege und Reden, 4e éd. Brunswick, 1896, p. 114) raconte qu’étant enfant il voyait, en passant à côté d’une tour, de petites poupées sur la galerie supérieure et qu’un jour il avait demandé à sa mère d’étendre le bras pour en prendre quelques-unes. « Plus tard, ajoute-t-il, j’ai bien souvent dirigé mes regards vers la galerie de cette tour, quand il y avait là des hommes, mais ceux-ci ne voulaient plus se transformer, pour mon œil plus exercé, en jolies poupées. » C’est un excellent exemple de l’impossibilité du retour à la perception primitive, quand celle-ci a été modifiée par un savoir acquis ultérieurement.
  2. É. Le Roy. Bull. soc. phil., 1901, p. 20.