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physique, l’hypothèse sur la nature de la réalité, soit pour ainsi dire oblitéré[1].

Quant à nous abstenir de toute métaphysique, c’est là une prétention tout à fait vaine. La métaphysique pénètre la science tout entière, pour la raison bien simple qu’elle est contenue dans son point de départ. Nous ne pouvons même pas la cantonner dans un domaine précis. « Primum vivere, deinde philosophari » semble être un précepte dicté par la sagesse. C’est en réalité une règle chimérique, à peu près aussi inapplicable que si l’on nous conseillait de nous affranchir de la force de gravitation. Vivere est philosophari.

Il résulte de ce qui précède que nous n’apercevons pas, entre le sens commun et la science, la grande différence qu’on a voulu y voir parfois. Nous croyons à la lettre, comme M. Le Roy lui-même l’avait autrefois formulé, que la science correspond à la même attitude que le sens commun[2] ? Quand ce philosophe nous dit que le savant fait les faits scientifiques et non pas les faits bruts[3], nous sommes également d’accord, puisque le fait scientifique nous apparaît comme se rapportant à un objet que le savant a créé. Mais c’est à condition que l’on nous accorde qu’en le faisant, il a suivi exactement le même procédé que le sens commun a employé pour créer le fait brut. Quand M. Le Roy affirme[4] qu’il y a dans le phénomène de l’éclipse deux faits, un fait du sens commun et un fait du savant, nous demandons à nous expliquer. Ce qu’il y a tout d’abord dans le phénomène de l’éclipse, c’est une série de « données immédiates de la conscience » selon M. Bergson, infiniment difficiles à atteindre, parce que notre conscience les transforme instantanément, infiniment difficiles aussi à exposer, parce que le langage tout entier a été fait en vue des « réalités » créées par le sens commun et les théories scientifiques. Mais ce qui est certain, c’est que ces données immédiates ne contiennent que des états subjectifs et rien qui ressemble à un fait extérieur. Le fait extérieur, le fait brut naît

  1. Hartmann, entre autres, a fort bien démêlé que ce qu’on décore généralement du nom de positivisme n’est, au point de vue métaphysique, qu’un réalisme naïf à peine transformé (l. c., p. 55).
  2. É. Le Roy. Science et Philosophie. Revue de métaphysique, VII, 1899, p. 511.
  3. id. La science positive et la liberté. Congrès de philosophie de 1900, vol. I, p. 333.
  4. id. Bulletin de la société française de philosophie, 1901, p. 17.