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ne change pas d’aspect pour nous quand on tourne le commutateur ; et quand le courant ou l’étincelle passent par notre corps, tout ce que nous ressentons, c’est un ébranlement d’un genre particulier, mais un ébranlement simplement mécanique. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’il est impossible d’énoncer quoi que ce soit concernant le courant électrique en termes du sens commun. Ou plutôt, cela n’est pas tout à fait impossible, mais extrêmement malaisé. L’électricien de M. Duhem qui envoyait le spectateur suivre un cours d’électricité, s’est contenté d’affirmer que c’est trop long à expliquer, ce qui est parfaitement exact. On est parti des données du sens commun, on peut donc à la rigueur y retourner ; mais cela nécessitera quantité de périphrases. Et, qu’on le remarque bien, si l’on veut retourner à la sensation immédiate, il n’y aura pas d’autre voie que par ces concepts du sens commun, puisqu’entre le courant électrique et la sensation il n’y a aucun lien direct. Ainsi, au lieu d’une transposition simple comme pour les concepts du sens commun, nous avons une transposition double, d’abord en concepts du sens commun et ensuite, ceux-ci servant de base, en concepts de la théorie scientifique. De toute évidence la science, en progressant, tourne le dos à la sensation immédiate et nous avions raison d’affirmer qu’elle ne nous y ramène jamais. Quand elle crée du nouveau, ce sont de nouvelles réalités, de nouveaux objets.

Au surplus, il n’y a là aucune particularité mystérieuse de notre imagination. Le savant n’obéit qu’à deux principes, celui de légalité et celui de causalité. Le premier, cela est clair, ne peut servir qu’à établir des rapports entre concepts déjà préexistants. Il est donc impuissant, à lui tout seul, à modifier ces concepts ; quand il en montre l’insuffisance (p. 322), il faut encore que le principe de causalité, qui les a créés, intervienne pour les modifier. Or, ce principe procède d’identité en identité, ou supposée telle ; il ne peut donc remplacer un concept par un autre qui lui soit hétérogène et, par conséquent, si nous partons d’un objet considéré comme réel, nous arriverons naturellement à un objet du même genre. Sans doute, il y a quelque part, au début (ou à la fin si l’on veut), entre la sensation et l’objet une sorte de gouffre que le principe de causalité franchit allègrement ; mais c’est que le saut est forcé et que, d’ailleurs, nous le faisons inconsciemment. Le travail de la science est au contraire conscient,