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aucune culture métaphysique, s’il est resté préservé du « doute philosophique » et si vous lui avez bien fait comprendre la portée de votre question (ce qui ne sera pas chose facile, tellement elle lui paraîtra bizarre), eh bien, s’il est sincère, il vous rira au nez. Le doute, dans ce cas, lui paraîtra aussi injustifié que si vous lui demandiez s’il doute de l’existence de sa femme ou de son atelier, simplement parce qu’il n’aperçoit ni l’un ni l’autre en ce moment. Sa croyance aux objets des deux catégories est, de toute évidence, analogue, découle de la même source. Et même le savant accessible au doute philosophique, quand, dans son laboratoire, il travaille à l’aide du courant et tant qu’il y travaille, y croit « dur comme fer », comme dit le populaire. Il est obligé d’y croire, obligé de se servir des « conceptions de substance les plus grossières », pour parler comme M. Mach. Sans doute, sa foi n’est pas absolue, ni surtout immuable, mais tel est le cas aussi pour ses croyances de sens commun, qu’il quitte quand il s’adonne à la spéculation métaphysique et reprend dès qu’il rentre dans la vie quotidienne. Les électriciens ont, de tout temps, tellement cru au courant, ils l’ont tellement vu qu’ils ont fini par le « matérialiser », à peu près à la manière dont un médium spirite prétend matérialiser sa pensée. Quiconque se demanderait si le courant est vraiment un objet réel, n’aurait qu’à se référer aux théories les plus récentes ; ici le courant consiste en un véritable flux d’électrons ; il est d’ailleurs impossible de douter que ces derniers ne soient conçus comme réels, puisque c’est eux qui constituent la matière et qui sont censés être par conséquent la source de toute réalité.

Pourtant, ce courant électrique n’est certainement, à aucun degré, un objet du sens commun ; ce terme même lui est inapplicable, puisqu’il n’est pas commun aux hommes, l’immense majorité de l’humanité l’ignorant. On pourrait, il est vrai, objecter que le cas est le même pour tout objet rare, par exemple pour une variété curieuse d’orchidée que peu de personnes ont vue ; mais il suffirait, dans ce dernier cas, de la montrer à n’importe quel homme pour qu’il la voie, tandis que, s’il ne connaît rien à l’électricité, il ne pourra apercevoir le courant. Mais voici qui est plus probant. L’objet du sens commun se compose, nous l’avons vu, de sensations hypostasiées ; or, nous n’avons pas de sensations spécifiques d’électricité, ne possédant point d’organe sensible à cette forme d’énergie. Un fil par lequel passe un courant de 10 000 volts