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avons fait cette première concession, nous sommes entraînés immédiatement et irrésistiblement vers la dissolution complète de cette conception qui nous paraissait d’abord si assurée. Voici un bâton. Je vois son double dans la glace, sans croire que l’image soit un bâton réel. Je le plonge dans l’eau et il m’apparaît brisé, mais aussitôt « ma raison le redresse », selon l’admirable expression de La Fontaine. Or, ma raison ne peut le faire qu’en raisonnant. Je suis donc amené à parler de réflexion et de réfraction, de rayons lumineux et d’ondulations. La lumière devient un mouvement, le bâton se résout en une nébuleuse d’atomes et le même raisonnement qui le « redressait » quand il était plongé dans l’eau, me contraint ensuite à affirmer que sa matière ou sa substance doivent persister alors que je le brûle.

Ce qu’il faut surtout remarquer ici, c’est que le même procédé qui a servi à constituer le concept du sens commun sert aussi à le dissoudre. Le causalisme — s’il est permis d’user de ce terme — n’est pas un privilège du savant. Il est le propre de l’homme. Il ne servirait de rien de vouloir écarter cette « métaphysique ». Hertz l’a vu clairement quand il a déclaré que « tout esprit pensant a, en cette qualité, des exigences que le savant a coutume de qualifier de métaphysiques », et quand il en a tiré cette conclusion « qu’aucun scrupule qui, de quelque façon que ce soit, fait impression sur notre esprit, ne peut être écarté par le fait qu’on le qualifie de métaphysique[1] ». Ainsi donc, cette dissolution de la réalité s’opère à la fois d’une façon irrésistible et insensible. Le sens commun n’est qu’une halte plus ou moins artificielle sur une pente constamment déclive. À partir du moment où le bâton a cessé d’être pour moi une pure sensation visuelle, évoquant la possibilité d’une sensation tactile, je ne puis plus m’arrêter, je suis poussé d’expérience en expérience et de raisonnement en raisonnement jusqu’à le faire évanouir complètement dans l’éther.

Une autre halte, également factice, sur le même chemin, est constituée par le mécanisme. Conception infiniment plus parfaite que celle du sens commun, plus conforme encore que celle-ci au postulat causal, il manifeste aussi davantage son accord avec la réalité, et par conséquent est apte à nous faire découvrir une somme de rapports bien plus grande. D’ailleurs

  1. H. Hertz. Gesammelte Werke. Leipzig, 1893, vol. III, p. 27 ss.