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mule M. Mach après Stuart Mill[1], des « groupes de sensations[2] » qui, s’ils n’ont pas une immutabilité absolue, évoluent cependant si peu et avec tant de lenteur que nous avons grand avantage à supposer leur persistance dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire l’existence d’objets. M. Poincaré s’exprime d’une manière analogue en les qualifiant de sensations « unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible et non par le hasard d’un jour[3]. »

M. Ostwald, dont la théorie, nous l’avons vu, tend à faire entièrement abstraction du concept de matière, explique que seules différentes formes de l’énergie réunies dans un seul et même espace agissent sur nos sens et nos instruments, alors qu’une énergie qui se présente séparément ne saurait affecter les uns ni les autres[4]. Il faudrait, semble-t-il, des preuves bien éclatantes pour établir une thèse de ce genre. Ce qui est certain, c’est que nos sensations se suivent de telle façon que la constitution de ce monde d’objets est possible. Et il est certain aussi, ainsi que nous l’avons dit, qu’une fois ce monde constitué, la prévision se trouve facilitée. En d’autres termes, sur le terrain du sens commun tout comme sur celui de la science, les conceptions créées par le principe causal (ou, si l’on veut, avec son aide) favorisent l’application du principe légal. Et comme, d’autre part, l’expérience généralisée, c’est-à-dire la légalité, concourt à la formation de la réalité du sens commun, il en résulte que, dès le début des opérations de notre entendement, les deux principes de causalité et de légalité collaborent et que leurs opérations s’enchevêtrent inextricablement, de même que plus tard dans la science.

Toutefois, comme il s’agit, dans celle-ci, de nos rapports avec les choses, les erreurs ne s’éliminent plus, et, dès que nous poussons un peu nos recherches, le monde du sens commun nous apparaît immédiatement ce qu’il est en réalité, à savoir une première et très grossière ébauche d’un système scientifique et métaphysique. En effet, dès les premiers pas, nous sommes forcés d’abandonner la supposition que les choses sont ce qu’elles nous paraissent ; et dès que nous

  1. J. S. Mill. La philosophie de Hamilton, trad. Cazelles. Paris, 1869, p. 216.
  2. E. Mach. Die œkonomische Natur der physikalischen Forschung, Almanach der Akademie der Wissenschaften. Vienne, 1882, p. 307.
  3. H. Poincaré. La valeur de la science, p. 270.
  4. Ostwald. Vorlesungen. Leipzig, 1902, p. 181.