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eût identité entre ce que le moulin produit et ce qu’il reçoit, entre le monde extérieur et la sensation ; le cerveau lui-même — le moulin — figurant ici un simple prolongement du monde extérieur. Toute la valeur de l’image est précisément en ce qu’elle nous fait toucher du doigt l’hétérogénéité de ces deux choses. Et si elle nous surprend, si elle nous semble paradoxale au premier abord, c’est que nous nous attendions à trouver là une identité, c’est donc que nous avions supposé que nos sensations peuvent réellement exister, se promener (si l’on ose s’exprimer ainsi) hors de nous-mêmes. Cela est si vrai que nous éprouvons la plus grande répugnance à admettre que le raisonnement du physicien et du physiologiste soit réellement valable sur ce terrain. C’est ce qui fait que M. Bergson demande (p. 269) que la lumière (bien entendu, la lumière-sensation) soit reconnue comme un composant de l’électricité, et non inversement ; et Lotze, ayant reconnu qu’il faut à cette sensation un sujet, puisque, comme il le dit plaisamment « une splendeur que personne absolument ne verrait reluire, le son d’un ton que personne n’entendrait, la douceur que personne ne goûterait » seraient « tout aussi impossibles qu’une rage de dents que personne n’aurait[1] », en arrive à se demander si les choses n’éprouveraient pas elles-mêmes les sensations qu’elles nous font éprouver — ce qui serait, en effet, la formule la plus complète et la plus logique de l’hypostase de la sensation, de sa persistance en dehors de nous. Cette formule nous conduirait d’ailleurs tout droit à une physique purement qualitative.

Notons que le sens commun ne procède pas absolument ainsi. En effet, ce sont bien des sensations qui ont servi à le constituer ; mais elles ne sont pas restées entièrement intactes. Quand il s’agit du son et de la couleur, il est bien entendu que ce que je place en dehors de moi, en vertu du sens commun, est une simple hypostase de ma sensation. Mais si nous pensons au concept de matière qui est le plus important du monde extérieur (on pourrait dire du monde matériel et ce serait un synonyme), la situation change. La matière n’est point une hypostase de sensation pure et simple ; si elle l’était, ce serait, comme la couleur ou le son, un concept purement qualitatif ; or, elle est une quantité, ou du moins elle admet l’application de la catégorie de quantité. La matière est un

  1. Lotze. Metaphysik. Leipzig, 1879, p. 506-507.