Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/358

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’un tronc d’arbre. En effet, il est certain qu’à un moment donné j’ai vu l’homme, j’ai eu la sensation réelle ; or, cette erreur provient évidemment du fait que mes souvenirs m’ont rappelé que j’avais vu autrefois des hommes dont la silhouette ressemblait à celle de ce tronc d’arbre. N’y a-t-il pas là confusion entre un souvenir et une sensation réelle ? En aucune façon. Toute sensation actuelle, nous l’avons vu, est en grande partie composée de souvenirs, mais ceux-ci sont différents des souvenirs réels. Nous dirons bien, en parlant d’une erreur de ce genre, que le souvenir nous a troublé, mais jamais nous ne l’assimilerons à un vrai souvenir.

Ainsi, ce dont est composé un objet dont j’affirme l’existence alors que je n’en ai pas la sensation, ce sont encore mes sensations, mais des sensations que je n’éprouve pas au moment même. J’affirme donc, à la lettre, l’existence actuelle de sensations qui sont à moi et que pourtant je n’éprouve pas.

Cette affirmation paraît contradictoire, et elle l’est en effet. Affirmer l’existence des objets alors qu’ils n’apparaissent plus à nos sens constitue, comme le dit Hume, « une contradiction dans les termes », car cela suppose « que les sens continuent à opérer, même quand ils ont cessé toute sorte d’opération[1] ». Aussi, pour atténuer cette contradiction, déclare-t-on le plus souvent que ce n’est pas de la sensation elle-même que nous affirmons l’existence, mais de sa cause. C’est dans ce sens que Schopenhauer a déclaré que la matière était entièrement (durch und durch) causalité[2] et que Huxley la définit « un nom pour la cause inconnue et hypothétique de nos propres états de conscience[3] ». Mais c’est ici le lieu de se rappeler que causalité veut dire identité, ou du moins espoir d’identité : causa æquat effectum. Quand nous affirmons qu’un objet qui ne fait pas partie de notre sensation actuelle constitue une possibilité de sensation, nous avons simplement recours à l’éternel subterfuge que nous mettons en œuvre chaque fois que l’identité nous fait manifestement défaut là où nous la souhaitons particulièrement : cette possibilité de sensation, ainsi que l’indique du reste l’étymologie, est un être du même ordre que

  1. Hume. A Treatise on Human Nature. Londres, 1878, p. 479. Cf. Psychologie, trad. Renouvier et Pilon. Paris, 1878, p. 249.
  2. Schopenhauer. Ueber die vierfache Wurzel, etc., Werke, éd. Frauenstaedt. Leipzig, 1877, p. 82. Cf. Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, p. 10.
  3. Huxley. Lay Sermons. Londres, 1887, p. 124.