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les divers sens, mais qui ne contiendront aucun élément qui ne soit à nous — puisque ce seront des états de notre conscience — et qui, de même, ne renfermeront pas trace de cette division en objets distincts, qui caractérise les données du sens commun.

Quelle est la source de ce « morcellement du réel » ? M. Bergson[1] nous apprend qu’il s’opère en vue des exigences de la vie pratique, et cette thèse est certainement juste. Rien ne m’importe tant que d’être à même de prévoir ces états de conscience. En effet, je reconnais bientôt qu’ils sont essentiellement variables, variables dans le temps, ce qui veut dire, en l’espèce, variables en fonction d’autres états de conscience dont je connais et prévois la périodicité, tels que le retour du jour et de la nuit ou celui des saisons. Je sens d’ailleurs immédiatement que cette variation est indépendante de ma volonté et que, si je ne suis pas en mesure de la prévoir afin de réagir, les états de conscience qui s’ensuivront me seront désagréables. C’est pourquoi, en vue d’établir des règles qui me permettent d’opérer cette prévision, j’ai le plus grand intérêt à morceler ces états de conscience en sensations particulières, celles d’entre elles qui s’accompagnent ou se suivent habituellement arrivant alors à s’associer et à s’évoquer mutuellement, par l’effet de la mémoire. C’est ainsi que l’apparition d’une tache blanche de nature déterminée dans mon champ visuel me fait croire qu’en combinant mes actions d’une manière appropriée je parviendrai à me procurer cette sensation agréable que j’appelle « le goût du sucre ».

Ce que j’arrive à constituer ainsi, c’est le phénomène, bien entendu considéré comme m’appartenant exclusivement, comme se passant uniquement dans ma conscience. Rien, semble-t-il, qui puisse me suggérer la notion de quelque chose d’extérieur au moi. Assurément, ces sensations sont indépendantes de ma volonté ; mais ce sont toujours mes sensations ; comment concevoir qu’il y ait en elles un élément qui ne vienne pas de moi ? C’est là cependant ce que nous faisons continuellement (chap. x, p. 296 ss.). La sensation du rouge qui m’appartient, je la transforme en qualité d’un objet extérieur en affirmant : cet objet est rouge. N’est-ce pas un saut inexplicable ?

  1. Bergson. Perception et matière. Revue de métaphysique, IV, 1896, p. 272. Matière et mémoire, p. 202.