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veut dire que nous la voyons telle réellement. L’œuvre de l’impressionnisme a consisté précisément à revenir en partie sur ce travail de transformation et à se rapprocher davantage de la sensation immédiate, fugitive.

Notons que le souvenir, qui intervient si rapidement et si efficacement, est bien souvent un souvenir généralisé. Il n’est pas nécessaire que j’aie vu de près l’arbre ou la forêt que je regarde de loin, il suffit que ce soit un arbre, une forêt, pas trop dissemblables de ceux que je connais bien, pour que ma mémoire se mette en branle aux premières taches de couleur imprécises, mais caractéristiques, que j’apercevrai : c’est que je sais qu’un arbre, une forêt se présentent ainsi de loin. Ce savoir, je l’ai évidemment acquis par expérience, il est une expérience généralisée, en d’autres termes une loi. Ainsi ma perception n’est pas seulement influencée par ce dont je me souviens, mais encore par la manière dont je l’ai généralisé, c’est-à-dire par ce que je sais. Mais peut-être sera-t-il bon d’illustrer cette proposition par un autre exemple encore.

Je me trouve dans un train arrêté. J’aperçois par la croisée de gauche un autre train, également arrêté, et par celle de droite les bâtiments de la gare. Je regarde à gauche : à un moment donné, j’ai la sensation nette que mon train, sans secousse, s’est mis en mouvement. Je jette un coup d’œil à la croisée de droite : les bâtiments de la gare ne bougent pas. Instantanément, ma sensation se modifie ; mon train ne marche plus ; si je regarde de nouveau à gauche, c’est l’autre train qui roule. Cela peut se passer dans une gare qui m’est totalement inconnue, que je vois pour la première fois en jetant le coup d’œil vérificateur à la croisée de droite. Je n’en aurai pas plus d’hésitation pour cela, ma sensation se modifiera toujours aussi rapidement ; apparemment parce que je sais, dès le premier coup d’œil, que c’est un bâtiment et que les bâtiments sont d’habitude fixés au sol : ce qui est bien une expérience généralisée, une loi. Mais il va sans dire que le processus intellectuel dont il est question n’arrive pas à ma connaissance, il est, comme l’action de la mémoire elle-même, entièrement inconscient, il fait partie intégrante de ce que je juge être ma perception pure et simple.

Que si maintenant nous prétendons remonter ce courant, dépouiller la perception de tout ce que la mémoire y apporte, nous aboutirons évidemment en dernière instance à des états de conscience consécutifs, qui pourront bien se répartir entre