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n’être plus qu’une occasion de se souvenir[1] », ces souvenirs étant d’ailleurs souvent ceux de plusieurs sens : c’est ainsi que chez les clairvoyants les perceptions spatiales sont toujours composées de souvenirs de sensations visuelles et tactiles qui s’évoquent mutuellement. Toutefois, il est important de le rappeler, ces souvenirs se distinguent foncièrement de ceux que nous désignons d’ordinaire sous ce nom, en ce sens que nous n’avons pas conscience que ce sont des souvenirs, mais qu’ils nous paraissent faire partie intégrante de la sensation actuelle qui les a évoqués. Ces évocations et leur synthèse, leur « concrétion », pour nous servir d’un terme singulièrement expressif créé par Ampère[2], sont tellement rapides, instantanées, que ce n’est qu’à l’aide d’une analyse très ardue que nous parvenons dans certains cas à dénouer ces associations et à atteindre, avec M. Bergson, « les données immédiates de la conscience ». Sans avoir la prétention de pénétrer profondément dans ce sujet, tâchons, à l’aide de quelques simples analyses de faits concrets, d’élucider plusieurs points qui nous intéressent particulièrement.

J’aperçois de loin un arbre. Je vois (ou je crois voir, ce qui revient ici au même) une foule de détails, des branches, des feuilles, des rugosités d’écorce, etc. Il est tout à fait certain que ma sensation véritable ne contient que quelques taches imprécises et que tout le reste appartient à la concrétion de la mémoire. Pour m’en convaincre, je n’ai qu’à regarder de près un décor de théâtre, ou un tableau d’impressionniste qui, à une distance convenable, m’ont parfaitement donné l’impression de la chose réelle. Les couleurs mêmes, qui sont l’objet de ma sensation directe, sont très différentes de celles que je crois percevoir. Pendant de longues années les tableaux des impressionnistes ont fait s’exclamer ou s’esclaffer l’immense majorité du public, les amateurs éclairés aussi bien que la foule et surtout la généralité des peintres. On considérait comme absurde qu’une forêt fût violette dans l’éloignement. Et pourtant, il n’y a pas de doute pour nous actuellement, elle l’est ; mais notre mémoire transforme aussitôt cette image à l’aide du souvenir de la même forêt vue de près ; et dès lors nous jurons que nous la voyons verte, ce qui

  1. Ib., p. 59.
  2. A.-M. Ampère. Essai sur la philosophie des sciences. Paris, 1834-1843, vol. Ier, p. 51.