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CHAPITRE XI

LE SENS COMMUN

Dans ce chapitre, nous essaierons de montrer que ce qu’on désigne comme les concepts du sens commun a été créé par un processus inconscient, il est vrai, mais par ailleurs strictement analogue au procédé à l’aide duquel nous formons les théories scientifiques ; que là encore la tendance causale, le principe de l’identité dans le temps joue un rôle prépondérant, et qu’à ce point de vue le sens commun fait partie intégrante de la science, ou inversement, la science n’étant, comme on l’a dit, — mais peut-être dans un sens un peu différent de celui dans lequel on l’a dit, — qu’un prolongement du sens commun. Nous avons été obligés dans les chapitres précédents de traiter brièvement, par anticipation, certains côtés particuliers du problème. Nous allons maintenant l’examiner un peu plus à fond.

En ouvrant les yeux, je perçois des objets et cette perception semble être quelque chose de simple, de primordial. Mais il n’en est pas ainsi. L’aveugle-né devenu clairvoyant — c’est une constatation passée à l’état de lieu commun en psychologie — n’a d’abord que des sensations confuses ; ce n’est que par l’usage qu’elles se relient chez lui aux sensations tactiles qui lui étaient depuis longtemps familières, et que dès lors il parvient réellement à percevoir par la vue des « objets ». La perception est donc une opération compliquée. La mémoire y joue un rôle considérable, « conscience signifie mémoire[1] », « il n’y a pas de perception qui ne soit mêlée de souvenirs[2] » dit M. Bergson, et cela au point que « percevoir finit par

  1. Bergson. Introduction à la métaphysique. Revue de métaphysique, XI, 1903, p. 5.
  2. id. Matière et mémoire. Paris, 1903, p. 20.