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sensation qualitative, mais, comme nous agissons consciemment, la substitution est moins complète, l’élément quantitatif ne vient pas se mêler à notre sensation.

En restant strictement dans le domaine de la qualité, la science que l’on pourra construire sera extrêmement limitée, puisque le nombre des sensations différentes est infini, et que le retour de sensations véritablement identiques est excessivement rare. En réalité, personne n’a jamais essayé de construire une science de ce genre ; celle d’Aristote en est certes fort éloignée. Mais il essaie vraiment de traiter « le chaud » comme une qualité pure et simple ; et l’on voit alors avec netteté, par la vanité de l’effort tenté par ce grand esprit, que cette voie est impraticable. À côté du « chaud », Aristote est obligé d’établir le « froid » comme qualité distincte, étant donné qu’en effet ce sont là deux sensations totalement différentes[1]. Mais même en se servant de ces deux qualités opposées, il ne peut parvenir à la conception claire d’une gradation de la chaleur, conception qui nous paraît d’une grande simplicité. Il n’aurait pu y atteindre, en effet, qu’en considérant le chaud et le froid comme de véritables substances qui se mélangent en des proportions variables : c’eût été, bien entendu, s’écarter davantage encore du point de vue qualitatif. Ses expressions sont d’ailleurs suffisamment ambiguës pour que ses sectateurs au moyen âge aient pu le comprendre parfois de cette manière.

Mais si le chaud et le froid deviennent des substances, il est plus simple de supprimer l’un des deux, à peu près comme dans la science de l’électricité la théorie des deux fluides a dû céder devant celle d’un fluide unique. On arrive alors à la conception de chaleur-substance ou chaleur-fluide qui, en effet, a longtemps prévalu dans la science. Elle se rattache encore nettement aux théories de la qualité, et c’est sous cet aspect que nous l’avons considérée plus haut ; mais c’est une théorie qualitative fortement mitigée par des considérations de quantité, puisque c’est par ce moyen qu’on rattache les unes aux autres les différentes gradations de la chaleur.

On voit d’ailleurs que si les théories purement qualitatives sont condamnées à rester tout à fait stériles au point de vue scientifique, il n’en est pas de même de ces théories intermé-

  1. On sait que Gassendi a également supposé l’existence d’une matière du froid à côté de la matière calorifique. Cf. Rosenberger. Geschichte, vol. II, p. 118.