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sphères. Afin de raffermir notre conviction sur ce point important, nous n’avons qu’à considérer la sensation de quantité sous sa forme la plus élémentaire et à substituer la vision au toucher. Supposons une centaine d’oranges rangées en un carré de dix de côté. Je puis, sans doute, les regarder une à une et, dans ce cas, j’aurai cent sensations semblables. Mais si, de prime abord, je jette un coup d’œil sur le tout, j’aurai la sensation d’un « carré d’oranges », c’est-à-dire une sensation unique. En disant que ce carré est fait de cent oranges, j’affirme que si je pose d’une certaine manière cent objets dont chacun en particulier me donne la sensation « orange », j’obtiendrai celle du carré en question ; mais, en elle-même, celle-ci est aussi primordiale que la première. Une perche de six mètres ne me donnera pas deux fois la sensation d’une perche de trois mètres, je sais simplement que si je mets bout à bout deux perches de trois mètres, j’aurai celle d’une perche de six mètres.

Cette substitution, à la sensation pure, de sa cause putative, de l’objet extérieur, présente donc l’immense avantage de rattacher une sensation à une autre, d’expliquer une sensation par une autre, celle de la perche de six mètres par celle de trois mètres et ainsi de suite. La possibilité de cette addition, inexécutable tant que nous restons dans le domaine de la sensation qualitative pure, entraîne évidemment celle de toutes les opérations analogues. Et c’est ainsi qu’à la qualité se substitue la grandeur, la quantité, qui permet l’application, la pénétration des mathématiques. L’avantage qui en résulte au point de vue de la science, même purement légale, est immense : dans toutes les langues du monde, calculer et prévoir sont synonymes.

Dans le cas de la perche et de la boule, la substitution de l’objet à la sensation est chez nous inconsciente, elle est l’effet de ce que l’on appelle le sens commun dont, un peu plus tard, nous tâcherons d’étudier le fonctionnement. Cette substitution est tellement rapide, qu’il nous faut un effort pour revenir à la sensation pure. La langue d’ailleurs est pour ainsi dire incapable d’exprimer cette dernière, elle est, comme on l’a remarqué depuis longtemps, tout entière modelée sur le sens commun et se réfère constamment non pas à la sensation, mais à l’objet extérieur. En substituant au son ou à la couleur des vibrations, phénomène quantitatif, nous faisons également pénétrer les mathématiques dans un domaine de la