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faits qui ne s’expliquaient pas ou s’expliquaient si mal par la théorie de « quelque chose qui part », alors que l’explication par « quelque chose qui s’ajoute » était si manifeste et d’ailleurs suggérée depuis longtemps par Jean Rey. L’obstination des chimistes à préférer la théorie du phlogistique ne s’explique que par le fait que la combustibilité, en tant que phénomène frappant et bien caractérisé, ne pouvait dans leur opinion se passer d’un substrat matériel qualitatif. Quand les phlogisticiens reprochaient à Lavoisier de ne pas expliquer pourquoi certains corps brûlent et d’autres non[1], ils révélaient le vrai fondement sur lequel reposait leur foi.

En 1788 encore, au moment où le triomphe de la nouvelle école semble complet, on sent bien que c’est de ce côté que viennent les dernières résistances ; le commentaire à l’Essai de Kirwan porte sur ce point son effort principal, et Lavoisier lui-même, après avoir loué comme il convient la découverte de Stahl, se charge d’exposer, avec beaucoup d’insistance, qu’il « n’est pas nécessaire de supposer qu’il existe dans ces substances un principe commun à toutes, qu’elles contiennent toutes la base de l’air inflammable, c’est-à-dire l’hydrogène[2] ». D’ailleurs, comme tous les grands révolutionnaires, Lavoisier ne s’était pas complètement libéré de toute attache avec les idées anciennes. Le nom d’oxygène indique qu’il considérait le nouvel élément comme porteur d’une qualité[3] ; et l’on sait que cette conception eut pour conséquence la théorie erronée du « murium » et qu’il a fallu des efforts considérables pour chasser ce spectre[4]. De même, M. Berthelot fait ressortir avec raison que Lavoisier croyait que l’oxygène colorait le sang comme les oxydes métalliques, et que ce rapprochement « tendait à faire de l’oxygène le générateur des matières colorées, comme on le supposait naguère du phlogistique[5] ».

Dans une autre branche des sciences physiques, des théories de la qualité ont persisté plus longtemps encore. C’est, en effet, parmi elles qu’il convient de classer les hypothèses des fluides et de l’émission. On voit aisément que le « calo-

  1. Ib., p. 155.
  2. Essai sur le phlogistique, p. 23.
  3. Lavoisier. Traité élémentaire de chimie, Œuvres. Paris, 1864, vol. I, p. 9, 48, 57.
  4. Ib., vol. I, p. 61, cf. Davy. Works. Londres, 1839, vol. V, p. 513.
  5. Berthelot. Lavoisier, p. 180. — Cf. Lavoisier. Œuvres, vol. II, p. 180.