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le sens où nous prenons ce mot, mais une sorte de principe porteur de qualités, et l’idée de l’isoler eût paru à un chimiste de cette époque presque aussi hardie qu’à Saadia celle de vouloir isoler le chaud. — Cependant, l’évolution que nous avons tenté de retracer continuant, on en vint peu à peu à considérer le phlogistique comme un élément pareil aux autres[1], et dès lors son isolement parut moins paradoxal, au point que vers la fin de l’époque le phlogistique se confond avec l’air inflammable (hydrogène).

Combien cette tendance était profondément enracinée, on peut s’en convaincre par l’histoire du fameux acidum pingue. De ce que la chaux, la soude, la potasse peuvent devenir caustiques et que la causticité peut se transmettre de l’un à l’autre, le chimiste Meyer avait conclu à l’existence d’un acide spécial, support de la causticité, comme le phlogistique l’était de l’inflammabilité, et cette hypothèse avait été acceptée d’enthousiasme par le monde savant tout entier.

Or, antérieurement à Meyer, Black avait émis l’opinion que les alcalis caustiques se distinguent des autres par la perte d’une substance, « l’air fixe » (acide carbonique). Black avait clairement établi qu’en devenant caustiques, les alcalis perdaient une partie notable de leur poids[2]. Cela n’empêcha point la majorité des chimistes d’adhérer à la théorie de Meyer. Lavoisier lui-même ne parla d’abord de Meyer qu’avec beaucoup d’éloges[3].

Il n’est pas douteux que ces conceptions furent pour beaucoup dans la forte opposition que rencontra la théorie de Lavoisier. Sacrifier le phlogistique, c’était abandonner définitivement un principe qui avait semblé d’abord évident et indiscutable, à savoir que la similitude de propriétés indiquait la présence d’un élément commun, porteur de ces propriétés.

On est vraiment étonné de constater quelle masse de faits étaient connus avant Lavoisier sur l’augmentation du poids des corps oxydés et sur le rôle de l’air dans cette opération[4],

  1. Kopp. Geschichte, vol. I, p. 151, 153, 222. Cf. Lavoisier. Œuvres, vol. I, p. 154.
  2. Lavoisier. Œuvres, vol. I, p. 468.
  3. « Il est peu de livres de chimie moderne qui annoncent plus de génie que celui de M. Meyer. » Œuvres, vol. I, p. 482). — Plus tard Lavoisier a au contraire célébré le mérite de Black (Essai sur le phlogistique de Kirwan. Paris, 1788, p. 23).
  4. On en trouvera un résumé chez Kopp. Geschichte, vol. III, p. 119 ss.