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tant rester le même. Ce chien, maintenant adulte, ne ressemble guère à ce qu’il était il y a quatre ans, alors qu’il venait de naître ; nous considérons cependant que c’est le même chien. On a gratté la peinture rouge de la table et on l’a peinte en noir : nous n’hésiterons pourtant pas à dire que c’est encore la même table. Dans le cas du chien, nous voyons bien d’où nous vient cette conviction. Les hommes, je le sais par moi-même, j’en ai la sensation immédiate, conservent leur identité en dépit de changements très profonds. Je me rappelle à peu près mon aspect à l’âge de dix ans et je n’hésite pas à déclarer que ce petit garçon, c’était moi ; je puis être un jour complètement défiguré par une maladie ou un accident, mais ce sera toujours moi. L’homme qui croit aux contes de fées admet qu’il peut être changé en animal, tout en gardant conscience de la continuité de son moi. C’est que l’animal nous apparaît comme un être auquel nous supposons des sensations et des volitions analogues à celles des hommes ; il est donc naturel d’admettre qu’il y a en lui un principe d’identité, complètement différent de son aspect extérieur. En d’autres termes, si je crois que le chien est le même qu’il y a quatre ans, c’est que je suis convaincu qu’il est un sujet à peu près comme j’en suis un moi-même. Il n’en est pas ainsi pour la table ; mais il se peut, à la rigueur, qu’une assimilation inconsciente entre cet objet et les êtres animés soit pour quelque chose dans notre croyance. Il est certain aussi que la grossièreté de nos sens y aide. L’objet, à première vue, nous apparaît réellement le même, identique à ce qu’il était autrefois et ce n’est qu’en le considérant de plus près que nous nous apercevons que de légères différences se sont produites : le chien a engraissé, le vernis de la table est moins frais. En tout cas, cette conviction d’une identité foncière existe même pour les objets inanimés, elle est un fait. Seulement elle flotte, car, dans ce cas, je n’ai plus de critérium certain. Quels sont les changements que j’admettrai sans pouvoir cesser de déclarer que la table est restée la même ? Je serais bien embarrassé pour le définir, ainsi que l’indique la classique plaisanterie du couteau de Jeannot. Mais, plus ou moins consciemment, je classe les qualités de la table en plus essentielles, telles que la matière dont elle est faite ou ses dimensions, et en moins essentielles, comme sa couleur et le fait d’être pourvue de roulettes. Ce qui me guide, évidemment, c’est la facilité plus ou moins grande à agir sur les unes ou sur les autres :