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monde nous apparaît comme un seul bloc rigoureusement déterminé dans tous ses détails par chaque détail en particulier. C’est un point de vue que les encyclopédistes aimaient à développer. « L’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul point de vue ne serait, s’il est permis de le dire, qu’un fait unique et une grande vérité », écrivait d’Alembert, et Diderot a dit : « L’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée du tout[1]. » Dans l’univers ainsi conçu, il devient indifférent que nous voulions déterminer l’avenir par le présent ou, au contraire, le présent par l’avenir. Mais nous ignorons complètement si, en réalité, l’univers constitue un tel bloc. S’il existe, notre entendement ne nous permet pas de le connaître : afin de percevoir, nous sommes obligés au contraire de le disjoindre en phénomènes isolés, et pour agir nous sommes aussi forcés de croire qu’il n’existe pas, que le cours du monde n’est pas déterminé d’avance, que nous sommes libres d’influer sur lui

Il est clair, en outre, que la finalité implique la prescience, laquelle à son tour suppose la conscience. Si je fais telle chose pour atteindre telle fin, c’est que je prévois que l’acte amènera la conséquence que je désire. Sans doute, en apaisant ma faim et ma soif, en accomplissant un acte sexuel, je n’ai conscience que de suivre un besoin immédiat, un instinct obscur, alors que par la réflexion j’arrive à concevoir qu’il y a là des actes de finalité dirigés vers la conservation de l’individu ou de l’espèce. Mais c’est qu’alors je suppose qu’une conscience supérieure, la Nature, Dieu, connaît ces fins : comment pourrait-elle autrement les vouloir ? À moins, bien entendu, que je ne parvienne, comme le fait la théorie évolutionniste, à retourner vers la causalité en imaginant que seules les espèces ont pu persister où ces besoins et ces instincts s’étaient formés et perfectionnés ; auquel cas la finalité n’est qu’apparente et cède aussitôt la place. Mais si j’affirme qu’un rayon de lumière se rend d’un point à un autre par le chemin le plus court et si je veux voir dans cet énoncé autre chose qu’une règle empirique, j’attribue, semble-t-il, au rayon non seulement le choix des chemins à suivre, mais encore la connaissance anticipée du résultat à obtenir. C’est là assuré-

  1. Diderot. Œuvres. Paris, vol. II, § II. Leibniz déjà avait dit : « Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles. L’Univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce comme un océan. » (Opera philosophica, éd. Erdmann, p. 506).