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s’arrange de manière à éviter les dangers qui la menacent ou à en triompher et à prendre, dans le monde, le maximum de place.

Si l’on s’arrête à cette conception, on voit que l’évolution postule un devenir, le changement de l’état présent en vue d’un état futur. C’est donc un concept analogue au principe de Carnot : de même que le corps dont la température est supérieure à celle des corps qui l’entourent cherche à se mettre en équilibre avec eux, de même une espèce animale, transportée dans un milieu qui ne lui convient pas, cherche à se modifier de manière à amener un état que l’on peut également qualifier d’équilibre. Et l’on comprend dès lors comment M. Jean Perrin, en cherchant à désigner le principe de Carnot par un terme général, a trouvé cette appellation de principe d’évolution, analogue au terme allemand des Geschehens que nous avons mentionné[1].

C’est dans cette acception que les philosophes dont nous avons parlé ont compris le principe.

Mais, nous l’avons vu, le principe de Carnot n’est pas, par lui-même, rationnel. Il est rationnel que les choses demeurent, et non pas qu’elles changent. Le principe biologique d’évolution, ainsi compris, ne sera donc pas rationnel non plus. Pourquoi l’espèce animale cherche-t-elle à s’adapter et quelle est la force mystérieuse qui l’y pousse ? Voilà des questions que notre raison ne cessera de poser et auxquelles la science explicative devra répondre ; c’est pourquoi tous les efforts des philosophes tendant à l’arrêter sur cette pente, à maintenir au principe d’évolution son sens de principe de changement sont et demeureront vains. Tout comme pour le principe de Carnot, notre raison ne sera satisfaite que si elle peut l’adapter au mécanisme. Cette nécessité est même, en biologie, beaucoup plus pressante qu’en physique. En effet, le principe de Carnot est une loi empirique directement observable, c’est la plus générale et la plus commune des règles, elle gouverne la totalité des phénomènes. Il s’en faut de beaucoup qu’il en soit de même de la variabilité des espèces animales et végétales ; en admettant même que ce soit un fait absolument démontré, il est loin de s’imposer à notre attention autant que celui du rétablissement de l’équilibre de température. C’est pourquoi il n’a pu prendre réellement place dans la science

  1. J. Perrin. Traité de chimie physique. Paris, 1903, p. 141. — Cf. plus haut, chap. VIII, p. 242.