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matérialité de l’air) c’est bien la faculté de produire de l’effet, nous dirions la masse.

Mais si important que soit ce concept raisonné, déduit, de la matière, il est moins immédiat. À l’origine, nous n’en saurions douter, l’image du monde extérieur n’est faite que de sensations hypostasiées. Pouvons-nous abandonner résolument ce procédé ? Il semble bien que l’effort que nous imposerions ainsi à notre imagination serait très grand. En effet, le monde extérieur n’étant que sensation, comment supposer la réalité de quelque chose qui en serait complètement dépouillé et qui, dès lors, ne pourrait plus redevenir sensation ? Car cette matière, c’est entendu, pourra bien en mouvoir une autre ; mais ni elle ni aucune des matières sur lesquelles elle agira, ne pourront devenir pour nous une cause de sensation ; elle serait donc sans rapport possible avec notre sensation et par conséquent s’évanouirait. C’est ce qui fait qu’en pensant à la matière nous retenons, par un effort puissant et inconscient, cet élément de sensation. Si l’on essaie de l’en dissocier complètement, l’imagination résiste. En d’autres termes et malgré la définition que nous en donnons, la matière reste pour nous surtout une sensation tactile et visuelle hypostasiée. M. Bergson a remarqué finement que les atomes soi-disant dépourvus de qualités physiques ne se déterminent en réalité « que par rapport à une vision et à un contact possibles[1] ». Observons, à ce propos, qu’à ce point de vue encore le tact ne jouit d’aucun privilège. On dit quelquefois que le monde des atomes est un monde d’aveugle ; c’est parler fort inexactement, car s’il est certain que nous ne pourrons jamais voir les particules dont le mouvement constitue ce que nous appelons la lumière, il semble tout aussi évident que les particules corporelles ne pourront jamais nous procurer la sensation du toucher, celle-ci étant très probablement, tout comme la sensation lumineuse, une conséquence d’un ébranlement des terminaisons de nos nerfs par les mouvements de ces corpuscules. Le monde des atomes est donc aussi un monde d’anesthésique, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit au commencement du chapitre, sans rapport possible avec notre sensation.

C’est ce qu’on voit plus clairement encore dans la théorie électrique. Là, en effet, le saut hardi a été accompli, tous les

  1. Bergson. Matière et mémoire. Paris, 1903, p. 22.