Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le concept de ce que nous avons désigné sous le terme de causalité scientifique. Nous verrons plus tard quelle est la notion dont il a fait usage. Ceci dit, revenons à l’analyse si précise de Hume.

Sa constatation, si l’on y réfléchit, n’est pas sans étonner. Nous avons, il est vrai, établi au chapitre II que l’atome ne saurait agir, même par contact ; mais c’est que, comme nous l’avons reconnu au chapitre VII, l’atome n’est plus de la matière, qu’il a été dépouillé de toutes les propriétés qui constituent celle-ci, qu’il n’est à proprement parler qu’un morceau de l’espace. Mais ici nous avons raisonné, semble-t-il, sur la matière véritable, telle que la connaît le sens commun, et Hume, en parlant de ses billes de billard, se les représentait certainement réelles, visibles et tangibles. Se peut-il que ce concept même n’inclue pas l’action transitive ?

Nous venons de nous servir du terme tangible : c’est qu’en effet le sens du toucher paraît, à certains, le juge suprême de la réalité. C’est la théorie de la primauté du toucher qui, surtout depuis Berkeley, est devenue courante et que Buffon, Condillac, Maine de Biran, Stuart Mill, Spencer, Bain[1] ont adoptée. En ce qui concerne plus particulièrement le sens de la vue, elle suppose, comme l’a exposé Berkeley dans son admirable Essai d’une théorie nouvelle de la vue[2], que nos impressions visuelles ne sont que des signes que nous traduisons, par suite d’associations d’idées instantanées, en des images tactiles, notre notion de l’espace étant due uniquement au sens du toucher.

Disons tout de suite que cette théorie nous paraît difficile à accepter. Si réellement l’un de nos sens avait la faculté d’imposer absolument sa loi aux autres, il semble qu’un fait de cette importance devrait se révéler par des signes impossibles à méconnaître, par un sentiment profond et universel qui ne laisserait subsister aucun doute[3]. Or, il est facile de se rendre compte qu’il n’en est pas ainsi. La psychologie moderne nous

  1. Cf. Dunan. L’espace visuel et l’espace tactile. Revue philosophique, vol. XXV, p. 136 et Lalande. Bull. de la Société française de philosophie, 3e année, 1903, p. 60.
  2. Berkeley. An Essay towards a New Theory of Vision, Works, éd. Fraser. Oxford, 1871, vol. Ier, plus particulièrement § 45 ss.
  3. Hartmann croyait que l’importance du toucher en tant que « sens de la réalité » est limitée à l’homme adulte, alors que, chez l’enfant, c’est le goût et, chez certains animaux, le sens olfactif qui jouent ce rôle. (Das Grundproblem der Erkenntnisstheorie. Leipzig, s. d., p. 5.)