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sable. On pourrait dire qu’il y a là quelque chose d’inconnaissable, de transcendant ; mais peut-être ces termes prêtent-ils à l’équivoque. Il faut se rappeler, en effet, que ce que nous affirmons ne pas connaître ici, c’est uniquement la manière dont le mouvement mécanique se transforme en sensation. Quant aux deux termes de la transformation, nous estimons au contraire les connaître parfaitement. Que la lumière soit un mouvement, cela, nous l’avons vu, est aussi certain qu’une conception théorique dans la science peut l’être ; et quant à la sensation, elle est le fait primordial d’où tous les autres se déduisent. Nous concevons parfaitement l’un et l’autre ; nous sommes obligés aussi de supposer qu’ils doivent être liés l’un à l’autre. En effet, ce mouvement fait naître cette sensation ; mais c’est une liaison que nous ne parvenons pas à rendre logique, elle reste à son tour un fait pur et simple. Il est donc préférable, pour empêcher toute méprise et mieux marquer la nature particulière de l’inconnaissable, du transcendant que nous supposons ici, de le désigner par un terme différent[1]. Nous nous servirons du terme : irrationnel. La signification très déterminée qu’on lui assigne dans les mathématiques ne saurait, semble-t-il, être gênante, et, d’autre part, le sens que nous lui attribuons ici se rapproche de celui qu’il prend par exemple dans l’expression : la mécanique rationnelle. Il a l’avantage de marquer nettement qu’il s’agit d’un fait que nous estimons certain, mais qui reste et restera incompréhensible, inaccessible à notre raison, irréductible à des éléments purement rationnels.

Il faut comprendre, d’autre part, qu’en posant l’existence de cette limite, nous affirmons, non seulement que nous ne parviendrons jamais à comprendre cet irrationnel, mais que nous ne nous approcherons pas indéfiniment de cette compréhension, que nous nous approcherons seulement de la limite. C’est là ce qui distingue notre concept de celui que Leibniz formule parfois. Leibniz semble admettre que la nature ne saurait rien réaliser qui soit contradictoire ou inintelligible. Ce qui nous paraît tel est infiniment compliqué et demanderait pour être compris une analyse interminable[2] ; c’est à défaut de cette dernière que nous faisons usage de l’expérience.

  1. Certaines discussions qui se sont produites dans ce domaine nous semblent précisément dues à ce malentendu. Cf. notamment Fouillée. L’abus de l’inconnaissable. Revue philosophique, XXXVI, 1893, p. 365.
  2. Leibniz, éd. Erdmann, De scientia universali, p. 83.