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quaient qu’à une partie de la nature ; un grand nombre de phénomènes lui apparaissaient comme échappant à la règle, étant dus au libre arbitre de puissances invisibles. Mais, si générale que l’on suppose cette conception, elle n’a sans doute jamais embrassé que la moindre partie des phénomènes ordinaires de la vie, la très grande majorité de ces derniers ayant toujours été conçus comme purement légaux : Adam Smith a fait remarquer qu’il n’y a jamais eu, chez aucun peuple de la terre, un dieu de la pesanteur[1].

Le progrès de la science a eu naturellement pour conséquence de restreindre de plus en plus le domaine du merveilleux. La science, comme l’a dit si bien M. H. Poincaré, est « une règle d’action qui réussit[2] » ; et là où nos ancêtres ne voyaient que miracles échappant à toute prévision, nous distinguons de plus en plus l’action de lois rigoureuses. Cependant, et si marqué que soit le progrès en question, suffit-il pour expliquer la conviction de la légalité, même chez l’homme moderne ? Le nombre des phénomènes dont nous connaissons les règles est nécessairement infime comparé à celui de la nature entière, le premier étant limité et le second infini ; toute conclusion générale partant des phénomènes connus et embrassant la nature entière paraît donc, au point de vue logique, caduque. C’est là, sans doute, ce qui explique que des philosophes, préoccupés de ce point de vue seul, aient paru quelquefois douter de la domination absolue de la légalité dans la nature. L’exemple le plus frappant est celui d’Auguste Comte. Comte croyait que « les lois naturelles, véritable objet de nos recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas, avec une investigation trop détaillée[3] ». Il s’agit pour lui, on le voit, non pas de telle ou telle loi, qu’il vaudrait mieux, tout en la sachant seulement approchée, maintenir provisoirement faute d’une loi meilleure, mais de la loi, c’est-à-dire de la légalité de la nature en général. Comte ne croit pas qu’au-dessous de cette loi il puisse y en avoir une meilleure, peut-être plus compliquée, mais s’adaptant plus étroitement aux phénomènes ; il est convaincu

  1. Comte, on le sait, s’est beaucoup servi de cet exemple qui est, en effet, admirablement choisi. Cf. Lévy-Bruhl. La philosophie d’Auguste Comte, 2e éd. Paris, 1905, p. 49.
  2. Poincaré. La valeur objective de la science. Revue de Métaphysique, vol. X, 1902, p. 263.
  3. Comte, loc. cit., vol. VI, p. 637-638.