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CHAPITRE IX

L’IRRATIONNEL

Les théories mécaniques résolvent l’univers en un tourbillon de corpuscules s’entre-choquant selon des lois immuables. Comme on l’a dit plaisamment, et d’ailleurs avec beaucoup de justesse, elles consistent à supposer qu’une intelligence supérieure — Dieu — aurait, en contemplant le monde, à peu près la sensation que nous éprouvons devant une partie de billard[1].

Nos sensations à nous sont très différentes. Notre univers n’est pas muet, froid, incolore ; il est son, chaleur, couleur. Mais le mécanisme nous explique que ces qualités ne sauraient appartenir à l’objet lui-même ; ce dernier ne conserve que celles qui ont trait à l’espace et à l’occupation de l’espace. Du coup, tous nos sens se trouvent dépossédés (nous verrons tout à l’heure que, contrairement à une opinion assez générale, le sens tactile l’est comme les autres) — dépossédés sans retour, car, ayant dès le début détruit la qualité des sensations, leur quid proprium, le mécanisme est incapable de le reconstituer. Sur ce point, l’insuffisance des théories cinétiques est absolue et irrémédiable.

Des métaphysicieus plus ou moins teintés de matérialisme ont quelquefois feint d’en douter et D. F. Strauss a déclaré que l’avenir seul en déciderait[2]. Mais les savants sont mieux avisés. « Les physiologistes, dit Alexandre Herzen, auraient beau étudier objectivement pendant des siècles les nerfs et le cerveau, ils n’arriveraient pas à se faire la plus petite idée de ce qu’est une sensation… si eux-mêmes n’éprouvaient subjectivement ces états de conscience[3]. » Il n’est peut-être pas

  1. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 193.
  2. D.-F. Strauss. Gesammelte Werke. Bonn, 1876, vol. VI, p. 269.
  3. Al. Herzen. Le cerveau et l’activité cérébrale. Lausanne, 1887, p. 34.