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en déterminer les causes, c’est rétablir l’identité dans le temps et par conséquent la réversibilité. Il faut alors nécessairement, comme l’a dit Boltzmann, « employer, comme image de l’univers, un système dont les variations avec le temps soient données par des équations dans lesquelles la direction positive et la direction négative de la durée jouent le même rôle, et qui permettent pourtant d’expliquer, par une hypothèse spéciale, l’apparence d’irréversibilité observée pendant de longs intervalles de temps[1]. » C’est pourquoi la mécanique rationnelle est, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, fondée tout entière sur le postulat de réversibilité. En établissant combien est profonde la divergence entre ce mode de représentation et la réalité, nous avions anticipé sur le principe de Carnot. La raison d’être de ce principe est de préciser l’irréversibilité, de la rendre tangible ; il est donc naturel que nous éprouvions de grandes difficultés à lui trouver une explication mécanique, c’est-à-dire à le réduire à son tour à l’identité. Et à supposer que cette réduction fût possible, elle répugnerait toujours, dans une certaine mesure, à notre pensée, car les deux concepts antagonistes d’identité dans le temps et d’irréversibilité se trouvent ici d’une manière trop précise en face l’un de l’autre pour être facilement réconciliés dans notre entendement.

Mais quoi que nous en ayons, et qu’il nous paraisse adéquat ou non à notre esprit, le principe de Carnot est un fait, et même le fait de beaucoup le plus important la science entière. Il suffit, en effet, de regarder la réalité sans parti pris pour se convaincre que ce qui demeure est peu de chose à l’égard de ce qui se modifie. C’est uniquement l’illusion causale qui nous pousse à exagérer l’importance du premier aux dépens du second : ce qui est resté est l’essentiel, la « substance », alors que ce qui se modifie n’est que « l’accident ». Or l’inertie, nous l’avons vu, est une conception purement idéale ; personne n’a jamais vu un mouvement uniforme en ligne droite, et à plus forte raison n’a pu constater qu’il se maintenait indéfiniment. Et puis la vitesse est-elle vraiment chose plus essentielle que le lieu, et la direction, que la vitesse en ligne courbe ? Quand je vois un corps rouge et pulvérulent donner naissance à un métal liquide et à un gaz incolore, puis-je affirmer, parce que je constate que le poids

  1. L. Boltzmann. Leçons sur la théorie des gaz, IIe partie. Paris, 1905, p. 252.