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nouveau envoyé vers Troie[1] ». Ce sont là évidemment des conceptions proches parentes de celles de Rankine et de Spencer. Il y a entre les unes et les autres cette seule différence que, notre science ayant une portée autre que celle des Hindous et des Grecs, puisque la géologie paraît indiquer un développement continu pendant des milliers de siècles, chiffres que les hypothèses astronomiques nous forcent de multiplier encore, il nous faut des millions ou des billions d’années là où l’antiquité pouvait se contenter de milliers. À la vérité, Herbert Spencer suppose que, tout en retournant, après deux demi-périodes, à l’état primitif de nébuleuse, le système, dans sa seconde évolution, ne repasserait pas par les mêmes phases qu’il a traversées la première fois. Mais, comme l’a très justement fait ressortir Renouvier[2], c’est là une inconséquence et les Stoïciens ont été plus logiques en supposant que le monde, en vertu de sa loi immanente d’origine et de développement spontanés, reproduirait exactement la même nature, avec les mêmes êtres et les mêmes accidents, les mêmes empires et les mêmes républiques, les mêmes hommes et leurs mêmes actes, autant de fois que l’Éther accomplit sa destinée et parcourt sa carrière d’universel devenir.

Cette hypothèse de « l’éternel retour » sous sa forme la plus rigoureuse a d’ailleurs également eu des représentants dans la philosophie moderne ; le plus célèbre sans doute est Nietzsche qui a beaucoup insisté sur cette conception et en a fait un des fondements de son système[3].

Mais si les conceptions se ressemblent, nous ne sommes plus, à leur égard, dans la même disposition d’esprit que les contemporains de Virgile. Le principe de Carnot nous a donné une conscience infiniment plus claire de l’irréversibilité des phénomènes. Vérité d’expérience, la dégradation de l’énergie nous apparaît comme la plus générale des règles, comme celle qui gouverne tout ce qui se passe, tout ce qui devient. Pouvons-nous admettre qu’elle soit violée, comme elle le

  1. Virgile. Les Bucoliques, IVe Églogue, Pollion, vers 34-36 :

    Alter erit tum Tiphys et altéra quæ vehat Argo
    Delectos heroas ; erunt etiam altera bella ;
    Atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles.

  2. Renouvier, loc. cit.
  3. Cf. Oscar Ewald. Nietzsche’s Lehre in ihren Grundbegriffen, die ewige Wiederkunft des Gleichen und der Sinn des Uebermenschen. Berlin, 1903, passim, et G. Batault. L’hypothèse de l’éternel retour. Revue philosophique, vol. LVII, p. 158 ss.