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deux fois dans le même fleuve ». « Tout ce qui existe est en mouvement et rien ne demeure. » Cependant Héraclite était convaincu que ce flux était circulaire, que le courant revenait à son point d’origine. C’est peut-être la partie de sa doctrine que nous connaissons le mieux et qui nous est garantie par les fragments les moins obscurs. Il avait donné à cette doctrine de l’éternel retour une expression saisissante en imaginant la « grande année » au bout de laquelle tous les événements devaient recommencer[1]. Il y a donc là une différence fondamentale entre ses idées et celles qui résultent pour nous du principe de Carnot, ces dernières nous faisant envisager un changement continuel d’où toute supposition de retour est exclue. — On peut aussi citer à ce propos Aristote parlant de l’être « qui tend à s’accomplir » de manière que « d’homme on ne devient point enfant[2] », ce qui semble dénoter qu’Aristote avait le sentiment net que le cours des phénomènes s’accomplit dans une direction déterminée, comporte quelque chose d’irréversible. Dans le même ordre d’idées encore rentrent les conceptions de Léonard de Vinci et de Cardan, cités par M. Duhem, sur la force qui désire le repos, conceptions qui proviennent d’ailleurs de la physique des scolastiques et par cette voie également d’Aristote[3]. Dans un ordre d’idées un peu différent, et comme se rapportant à la représentation mécanique du principe de Carnot plutôt qu’au principe lui-même, on peut citer l’hypothèse d’Anaxagore sur l’uniformité par le mélange d’éléments hétérogènes[4], et un passage de Descartes où il affirme que le mouvement doit passer plus souvent des corps plus grands aux plus petits qu’inversement[5]. Si curieux que soient certains de ces énoncés, il est évident qu’ils ne se rattachent que très indirectement à ce que nous appelons le principe de Carnot.

Le long oubli dans lequel les idées de Carnot tombèrent, jusqu’au moment où elles furent exhumées par Clausius, est

  1. Cf. plus loin p. 248 et Appendice IV, p. 426.
  2. Aristote. Métaphysique, l. II, chap. ii, § 8.
  3. Duhem. Origines de la statique, p. 53, 58-60.
  4. Cf. P. Tannery. Pour l’histoire de la science hellène. Paris, 1887, p. 206-287. — Il faut noter cependant que, pour Anaxagore, le sens de l’évolution était exactement le contraire de celui que nous sommes obligés de supposer d’après le principe de Carnot ; il affirmait que tout était confondu au début et que les choses se sont différenciées dans la suite, sous l’influence d’une intelligence (ib., p. 298, fragment 8).
  5. Descartes. Principes, IIIe partie, chap. lxxxviii.