Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur ne saurait passer directement d’un corps froid à un corps chaud. Mais Clausius lui-même a fort bien vu que cette conviction ne subsiste que dans les « circonstances ordinaires ». Déjà dans le rayonnement, dit-il, on peut se demander si par une concentration artificielle de rayons de chaleur à l’aide de miroirs ou de verres ardents il ne serait pas possible d’engendrer une température plus élevée que celle du corps qui émet ces rayons et de faire ainsi que de la chaleur passe dans un corps plus chaud[1]. On sait d’ailleurs que des discussions multiples ont eu lieu, dans la suite, sur la question de savoir si le principe de Carnot était valable en toutes circonstances ; et nous verrons tout à l’heure qu’un esprit des plus éminents, un des fondateurs de notre thermodynamique actuelle, a formulé des propositions qui impliquent la négation directe de l’axiome de Clausius. Si l’on veut bien y réfléchir, on trouvera que, pour notre sentiment immédiat, le fait qu’un corps puisse recevoir des quantités considérables de chaleur sans que sa température en soit modifiée, comme nous le voyons pour la neige fondante, est à peu près aussi surprenant que le serait le passage de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud.

L’axiome nous révèle donc une vérité de fait, une manière d’être des corps chauds. Cette vérité nous apparaît comme tout à fait générale, essentielle, en ce sens qu’elle conditionne tous les phénomènes de la chaleur. Dans les manuels, on a pris l’habitude de ne traiter des phénomènes de cet ordre qu’à la suite de considérations passablement compliquées sur des phénomènes thermodynamiques ; mais, en réalité, comme l’ont bien fait ressortir MM. Ariès[2] et Mouret[3], cette méthode d’exposition, justifiée au point de vue historique, ne l’est pas au point de vue logique. On peut d’ailleurs facilement se rendre compte que notre axiome est explicitement postulé dès le début de la physique de la chaleur. Comment arrive-t-on à définir la température ? « Par définition, dit M. Poincaré, deux corps sont à des températures égales ou en équilibre de température lorsque, mis en présence, ils n’éprouvent aucune variation de volume[4] ». Cela suppose évidemment que des corps, mis en présence, tendent toujours à établir entre eux une

  1. Clausius. Théorie mécanique de la chaleur. Paris, 1868, p. 315.
  2. Ariès. Chaleur et énergie. Paris, s. d., p. 12 ss.
  3. G. Mouret. L’entropie. Paris, 1896, p. 4.
  4. H. Poincaré, l. c., p. 16.