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n’est, comme l’a déclaré Helmholtz, qu’une hypostase de l’espace. Kant, d’ailleurs, avait déjà appliqué précisément le même terme au « fluide calorique » (Waermestoff) qui jouait, dans la physique de son temps, un rôle à peu près analogue à celui de notre éther[1].

Ainsi, la réduction à l’éther n’est au fond autre chose qu’une tentative de réduction à l’espace ; et cette réduction constitue réellement le procédé par lequel nous cherchons à expliquer l’être matériel, à en déterminer la raison suffisante.

Constatons en même temps que, si la pensée maîtresse d’où découle cette tendance est analogue à celle qui engendre le principe de causalité proprement dit, le procédé est, lui aussi, strictement semblable. Quand nous avons voulu connaître le pourquoi du devenir, c’est-à-dire la raison des modifications qui se produisent dans le temps, la science nous a répondu que ce n’étaient que des modifications apparentes, que sous cette apparence se cachait une identité réelle. Nous voulons savoir maintenant le pourquoi de l’être, c’est-à-dire la raison de la diversité dans l’espace. De même que nous avons demandé tout à l’heure : pourquoi ce qui m’apparaît en ce moment diffère-t-il de ce qui m’est apparu au moment précédent ? nous demandons maintenant : pourquoi ce qui m’apparaît en tel lieu diffère-t-il de ce qui m’apparaît en tel autre ? Dès lors, la seule réponse « rationnelle » est : cette différence n’existe pas, elle n’est qu’apparente, superposée à une identité réelle. Partout, que l’espace paraisse vide ou qu’il semble être au contraire rempli par des corps, il n’y a qu’un seul et même être[2], l’éther, « fluide continu, incompressible, non visqueux, de température uniforme et constante[3] », ainsi que les physiciens l’imaginent pour en tirer leurs théories — l’idéal étant en effet de le définir par des attributs purement négatifs, comme E. Du Bois-Reymond l’a expressément réclamé[4] et comme il convient à

  1. Kant. Vom Uebergange, etc. Francfort, 1888, p. 111, 119, 121. On trouvera dans Lalande. Lectures sur la philosophie des sciences, p. 249-250, un passage de la Physique de l’abbé Nollet qui expose les opinions courantes vers le milieu du xviiie siècle, au sujet du fluide calorique. Cf. aussi Rosenberger. Geschichte, vol. III, p. 38.
  2. M. Bergson (Matière et Mémoire, 3e éd., p. 223) a admirablement saisi que le caractère essentiel des explications de la matière par l’éther est de faire évanouir « la discontinuité que notre perception établissait à la surface ».
  3. Duhem. L’évolution de la mécanique. Paris, 1903, p. 171.
  4. E. Du Bois-Reymond. Reden. Leipzig, 1886-1887, p. 109.