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la direction opposée. Mais peut-être cette déduction ne serait-elle pas impossible par une voie un peu plus détournée. Nous avons en effet admis, au cours de nos analyses, que la propriété la plus importante de la matière est celle d’être une cause de déplacement pour une autre matière. Ce qui semble confirmer cette déduction, c’est le fait que, depuis Locke, on s’accorde assez généralement à distinguer entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière, en comprenant parmi celles-là, qu’on considère comme inséparables du concept lui-même, l’impénétrabilité. Mais d’où vient cette distinction ? Est-il exact que, mentalement, nous puissions dépouiller le concept de matière de certaines propriétés et non d’autres ? La matière, objet de nos sensations, a des qualités diverses ; elle est chaude, colorée, électrisée, aimantée, etc. Pouvons-nous faire abstraction de la première de ces qualités et supposer une matière qui n’aurait aucune température ? Cela est proprement inconcevable, notre imagination s’arrête au corps qui, au toucher, ne nous donnerait ni la sensation du froid ni celle de la chaleur, c’est-à-dire dont la température se rapprocherait de celle de notre sang ; encore ce même corps nous donnerait-il une sensation calorique dans d’autres circonstances, si nous avions, par exemple, trempé préalablement la main dans de l’eau froide. Il en est de même pour la couleur, qui seule nous permet de voir la matière : toute vision est une vision de couleur, a dit Maxwell[1], après Berkeley du reste[2]. Sans doute, pour les états électrique et magnétique, nous ne pouvons nous livrer à la même analyse, car un organe de sensation immédiate correspondante nous fait défaut ; mais il est clair que la situation est la même et qu’il ne saurait exister de matière dépourvue de ces propriétés. En tant qu’objet de nos sensations, en tant que notion du sens commun, la matière est par conséquent un concept complexe qui doit se définir par l’ensemble des propriétés énumérées ci-dessus ; nous sommes obligés de les considérer toutes comme premières et l’on sait d’ailleurs que les idées à ce sujet ont varié : les péripatéticiens considéraient comme qualités premières le froid et le chaud, le sec et l’humide. Que si, au contraire, nous recherchions les propriétés concevables a priori, l’impénétrabilité ne serait certainement pas du nombre ; nous

  1. Maxwell. Scientific Papers. Cambridge, 1890, vol. II, p. 267.
  2. Berkeley. Works, éd. Fraser, vol. Ier. An Essay towards a New Theory of Vision, § 130, 158.